Ai-je tort de me taire quand on m'appelle «salope» ?
A Paris, il semble si dangereux de sortir dans une tenue sexy que
les filles et les travestis, escamotant leurs talons-aiguilles, se muent
en ombres discrètes. Le métro, le soir, est fréquenté en moyenne par
deux femmes pour huit hommes (1). Il vaut mieux raser les murs. A
Bordeaux, d’après une étude menée en 2011,
plus de 56% des étudiantes qui sortent en boîte rentrent chez elles
avant deux heures du matin : pas question de rater le dernier tramway…
Dans le quartier nocturne de Bordeaux (Paludate), les femmes qui sont de
sortie, d’une manière générale, circulent mais ne stationnent pas dans
la rue : «elles se dirigent vers les discothèques, bars ou vers les transports», alors que les hommes «à
deux ou en groupe stationnent ou circulent lentement sur la voie
publique, assurant une présence permanente fixe d’hommes sur l’espace
public.» Lorsqu’elles croisent ces groupes, les femmes circulent à allure égale «ni trop vite pour ne pas sembler avoir peur, ni trop lentement pour ne pas avoir l’air de chercher quelqu’un.» De ce ballet croisé de déambulations, il ressort nettement une sensation d’angoisse.
En France, il semble si dangereux de traîner dehors qu’au-delà d’une
certaine heure les femmes préfèrent rester cloîtrées s’il n’y a personne
pour les ramener en voiture. Elles organisent leur mouvement de repli
en vraies stratèges militaires : la question du transport est cruciale.
Par peur des agressions verbales et physiques, certaines montent dans la
première rame, près de la cabine du conducteur. D’autres s’assoient
près du chauffeur de bus ou de personnes «à l’air sain», parce que «seule, on est vulnérable».
D’autres se munissent d’un livre ou d’écouteurs afin de se couper du
monde. C’est connu, les agresseurs attaquent en priorité ceux/celles qui
croisent leur regard… Pour «éviter les ennuis», mieux vaut se terrer dans son trou ou bien se fondre dans la grisaille ambiante : port d’«habit préventif, dissuasif et passe-partout»
obligatoire. Pour se rendre invisibles, les femmes du soir ne sourient
pas, ne se maquillent pas, échangent leurs talons pour des chaussures de
sport, s'habillent comme des garçons et s’agrippent à une arme virtuel
(parapluie, trousseau de clé) ou à l’idée, fermement ancrée, qu’il ne
faut surtout pas répondre en cas d’interpellations verbales. Rester
sourde aux insultes. Garder l’air indifférent et subir passivement les
petites phrases de mépris.
«En tant que femmes nous n'avons pas reçu les mêmes messages que les hommes, explique l’association Femdochi
qui organise des stages d’autodéfense : «Sois gentille, ne te mets pas
en colère», «Attention tu vas te faire violer si tu sors comme ça»,
etc ». Ces messages ne nous permettent pas de nous défendre et nous enferment dans la peur.» Ainsi donc, c’est la peur qui règne sur la France.
Dans un rapport publié en novembre 2012 sur «L’expérience au féminin de l’insécurité dans l’espace public», Hélène Heurtel (chercheuse à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme) constate que les femmes sont «environ
deux fois plus nombreuses à avoir peur d’être agressées ou volées dans
les transports en commun (58,7 %, contre 30,7 % des hommes)». La
différence selon le genre est encore plus marquée lorsqu’il s’agit de se
retrouver seule dans la rue la nuit, même s’il s’agit de son propre
quartier : les femmes sont quatre fois plus nombreuses que les hommes à
angoisser (36,7 % des Franciliennes interrogées, contre 9,7 % des
hommes). Mais il y a encore pire : d’après l’enquête de l’IAU, huit fois
plus de femmes que d’hommes resteraient cloîtrées à la maison, par peur
de sortir seules dehors la nuit (8% des Franciliennes, contre 1% des
Franciliens). «Ces écarts interpellent, commente Hélène Heurtel. Le simple fait d’être une femme nourrirait un sentiment de vulnérabilité et, par là-même, la peur.»
Paranoïa
De quoi les femmes ont-elles peur ? De se faire agresser. Ont-elles
raison d’avoir peur ? S’il faut en croire les chiffres : non. A Paris, «29 % des violences envers des femmes ont été commises dans la rue, un parc ou un jardin public, contre 39 % pour les hommes»,
affirme Hélène Heurtel. Officiellement, il y a donc moins de femmes
violentées dans la rue que d'hommes. Par ailleurs, 90 à 95 % des
agressions faites aux femmes sont commises par des personnes connues de
la victime (2), c’est à dire par le mari, le père ou l’oncle : les
femmes sont bien plus en danger chez elles que dehors. Mais qu’importe
ces faits. De façon presque paranoïaque, les Françaises continuent de
penser que le danger se trouve dehors, dans les rues louches de cette
ville qu’elles imaginent remplie de violeurs en puissance… D’où vient
cette crainte ? Des regards lourds, des insultes, des sifflets ou des
jugements grossiers qui fusent parfois sur leur passage lorsqu’elles
traversent des rues mal fréquentées. «Une femme seule est trois fois plus abordée dans la rue qu'un homme, explique la journaliste Fany Arlandis dans un article du Monde. Parfois
sympathiques, ces rencontres peuvent s'avérer désagréables et provoquer
un sentiment d'insécurité. (…) On en a un bon exemple avec l'étudiante
belge Sofie Peeters,
qui a tourné, cet été à Bruxelles, un film en caméra cachée qui montre
qu'elle est la cible de remarques machistes ou insultantes».
Pour la sociologue Marylène Lieber, le problème avec les femmes c’est
que, dans certains quartiers, elles subissent constamment ces «rappels
à l'ordre sexués, des petits actes qui n'ont rien de grave mais qui
leur rappellent sans cesse qu'elles sont des "proies" potentielles dans
l'espace public : commentaires, regards soutenus, etc.» Faut-il
s’en étonner ? 15 % des violences déclarées par les Franciliennes dans
l’espace public sont des agressions sexuelles, contre 2% pour les
Franciliens. Pour la plupart des sociologues, invités à réfléchir sur la
question de l’insécurité, ces chiffres-là ne font que confirmer leur
thèse : les femmes se sentent beaucoup plus en danger que les hommes,
parce que les agressions ou que le harcèlement insidieux dont elles sont
les victimes touchent essentiellement à la question du sexe. Autrement
dit, les femmes sont confrontées à une forme de violence bien plus
effrayante que les hommes.
Bien qu’ils reconnaissent l’aspect perturbant de cette menace, les
sociologues se contentent pourtant de dire qu’il ne s’agit là que d’un «conditionnement de genre», pire encore d’un «système de croyance» (3). Autrement dit : le problème est psychologique.
«La vulnérabilité ressentie par les femmes dans l’espace public est, en partie (4), le fruit d’un apprentissage», explique Hélène Heurtel qui appuie son propos sur un constat indiscutable : «Dans l’espace public, les femmes font l’objet de contraintes normatives plus fortes : horaires de sortie et lieux à éviter, codes vestimentaires et comportementaux à adopter, etc.» C’est sûr : on ne porte pas impunément une mini-jupe en France. La femme sexy se condamne d’avance à l’opprobre, y compris de la part d’autres femmes. Si elle marche seule dans la nuit, c’est qu’elle cherche les ennuis, pensent les bonnes âmes.
«La vulnérabilité ressentie par les femmes dans l’espace public est, en partie (4), le fruit d’un apprentissage», explique Hélène Heurtel qui appuie son propos sur un constat indiscutable : «Dans l’espace public, les femmes font l’objet de contraintes normatives plus fortes : horaires de sortie et lieux à éviter, codes vestimentaires et comportementaux à adopter, etc.» C’est sûr : on ne porte pas impunément une mini-jupe en France. La femme sexy se condamne d’avance à l’opprobre, y compris de la part d’autres femmes. Si elle marche seule dans la nuit, c’est qu’elle cherche les ennuis, pensent les bonnes âmes.
Lors des rencontres organisées sur le thème de la sécurité à
Bordeaux, les sociologues s’étonnent de constater que même les
étudiantes d’allure libérée évitent soigneusement de porter des jupes
courtes lorsqu’elles doivent se promener sur les Quais par exemple,«Sur les Quais, il est hors de question que je mette en jupe ! On en voit trop se faire emmerder», dit l’une des sondées… Une autre : «C’est comme agiter un morceau de viande sous le nez d’un chien». Une autre : «Il va toujours y avoir au moins une réflexion…». «La pression sociale est intégrée, à tel point que la question vestimentaire relève quasiment de l’autocensure», remarquent les sociologues, déplorant que ces jeunes filles «ne
trouvent pas les moyens de s’extraire des habitudes prises depuis des
générations. Elles se placent spontanément sous le "diktat" social qui,
via l’opinion publique, les juge sur l’état de leur moralité. La
préoccupation qui les obsède, c’est "être ou ne pas être une femme de
bonnes mœurs"». Voilà qui porte un coup à la belle image d’une France émancipée ! «La prétendue liberté d’aller et venir que nous imaginions acquises par les femmes d’aujourd’hui» s’arrête à la hauteur d’un genoux aujourd’hui.
Auto-conditionnement
Pour les sociologues, les femmes en France seraient les principales
responsables de leur asservissement. Par peur du on-dit, par peur de «se
faire remarquer», par peur aussi de «prendre des risques», les femmes
s’empêcheraient de circuler à leur guise, librement vêtues (ou dévêtues)
dans la ville. Féministes le jour, conformistes la nuit ?
Il est certain que beaucoup de femmes s’auto-conditionnent à être victimes. Or il semble que cette attitude «sur la défensive» donne aux agresseurs un fort sentiment d'impunité (4). En d'autres termes : on encourage les agresseurs en leur laissant le terrain libre. Plus on recule, plus ils avancent. «Mieux vaut faire front» affirment un nombre croissant de militantes, qui misent sur l'effet de surprise : les agresseurs ne s'attendent pas forcément à une réaction. Dans un petit livre intitulé Non, c’est non. Petit manuel d’auto-défense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire, Irène Zeilinger affirme : «la défense physique utilisée à bon escient est couronnée de succès dans 90% des cas.» S’appuyant sur les très rares études menées sur le sujet, elle affirme également qu’«ignorer le harcèlement ou y réagir avec humour est l’attitude qui marche le moins bien, ET, dans 10% des cas, elle aggrave encore l’agression.» Fondatrice, il y a plus de dix ans à Bruxelles de l’association d’autodéfense Garance, Irène Zeilinger fait figure de pionnière dans le domaine. S’il faut en croire ses observations, les femmes qui se défendent le mieux en général sont celles qui «enfants, avaient été encouragées par leurs parents à ne pas se laisser faire.» Ça sonne presque comme une évidence : les filles qui s’écrasent… se font écraser.
Dans un numéro joyeusement intitulé «Se défendre, ça marche» (janvier 2013), le magazine féministe Causette cite l’exemple d’une blogeuse de 25 ans, Jack Parker, qui sur le site girly Madmoizelle.com, a raconté sa propre expérience. Oui, se défendre ça marche. A une heure du matin, alors qu’elle sortait du dernier métro, Jack Parker s’est fait agresser par un inconnu apparemment bien décidé à abuser d’elle. Comme elle se débattait, il a tenté de l’assommer d’un coup de boule : «Je me suis retrouvée à terre. Il me donnait des coups dans les côtes. J’étais en boule, j’attendais une ouverture. Soudain, je me suis redressée, je lui ai mis un coup dans les rotules, il s’est retrouvé à genoux. Je l’ai frappé avec les pieds et, dès que j’ai pu, je lui ai attrapé le col et je l’ai tapé plusieurs fois à la tête, avant de finir par un coup de coude dans le nez.» Après quoi Jack Parker s’est enfui en courant.
Il est certain que beaucoup de femmes s’auto-conditionnent à être victimes. Or il semble que cette attitude «sur la défensive» donne aux agresseurs un fort sentiment d'impunité (4). En d'autres termes : on encourage les agresseurs en leur laissant le terrain libre. Plus on recule, plus ils avancent. «Mieux vaut faire front» affirment un nombre croissant de militantes, qui misent sur l'effet de surprise : les agresseurs ne s'attendent pas forcément à une réaction. Dans un petit livre intitulé Non, c’est non. Petit manuel d’auto-défense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire, Irène Zeilinger affirme : «la défense physique utilisée à bon escient est couronnée de succès dans 90% des cas.» S’appuyant sur les très rares études menées sur le sujet, elle affirme également qu’«ignorer le harcèlement ou y réagir avec humour est l’attitude qui marche le moins bien, ET, dans 10% des cas, elle aggrave encore l’agression.» Fondatrice, il y a plus de dix ans à Bruxelles de l’association d’autodéfense Garance, Irène Zeilinger fait figure de pionnière dans le domaine. S’il faut en croire ses observations, les femmes qui se défendent le mieux en général sont celles qui «enfants, avaient été encouragées par leurs parents à ne pas se laisser faire.» Ça sonne presque comme une évidence : les filles qui s’écrasent… se font écraser.
Dans un numéro joyeusement intitulé «Se défendre, ça marche» (janvier 2013), le magazine féministe Causette cite l’exemple d’une blogeuse de 25 ans, Jack Parker, qui sur le site girly Madmoizelle.com, a raconté sa propre expérience. Oui, se défendre ça marche. A une heure du matin, alors qu’elle sortait du dernier métro, Jack Parker s’est fait agresser par un inconnu apparemment bien décidé à abuser d’elle. Comme elle se débattait, il a tenté de l’assommer d’un coup de boule : «Je me suis retrouvée à terre. Il me donnait des coups dans les côtes. J’étais en boule, j’attendais une ouverture. Soudain, je me suis redressée, je lui ai mis un coup dans les rotules, il s’est retrouvé à genoux. Je l’ai frappé avec les pieds et, dès que j’ai pu, je lui ai attrapé le col et je l’ai tapé plusieurs fois à la tête, avant de finir par un coup de coude dans le nez.» Après quoi Jack Parker s’est enfui en courant.
OK, donc, se défendre, ça marche (on dirait). Occuper la rue à
plusieurs, porter court sa jupe, sourire, s'amuser, profiter de la
ville, exhiber son copain en jupe de vinyle, faire front aux pas
marrants, envoyer paître les conventions qui veulent que les filles se
«tiennent bien», certainement ça marche aussi. Reste à savoir si les
sociologues ont raison de nous dire que «ce sont avant tout des conditionnements psychologiques qui rendent la ville anxiogène».
Références :
«L’expérience au féminin de l’insécurité dans l’espace public», rapport nov. 2012 de l’Institut d’Aménagement et d’urbanisme de l’Ile de France. Auteur : Hélène Heurtel.
«L'usage de la ville par le genre : les femmes». Rapport oct-nov. 2011, commandé par la ville de Bordeaux. Sous la direction de Cécile Rasselet.
Lire aussi : Peut-on aimer le sexe sans avoir à s’en cacher?
Note1/ Source : La rue, fief des mâles, de Marylène Lieber, auteure d'un livre paru aux Presses de Sciences Po, 2008 : Genres, violences et espaces publics, la vulnérabilité des femmes en question.
Note 2/ Source : Association Femdochi.
Note 3/ «Très marquées par
l’entraînement mental constant que nécessite le fait de redoubler de
prudence pour parer à une éventuelle agression, verbale ou physique, les
femmes ne se déplacent qu’à certaines heures et dans certains lieux.
Elles possédent en commun une mémoire historique, individuelle et
collectives où sont gravés les récits angoissants révélant leurs statuts
de «proie». Tout est symboliquement en place dans leur système de
croyances pour que leur condition féminine génère des conduites
d’évitements systématiques au sein de lieux publics identifiés à risques
et une résignation face à une appropriation non égalitaire de la ville
entre les sexes. Ce sont avant tout ces conditionnements psychologiques
qui rendent la ville anxiogène. Elles se partagent d’une génération à
l’autre des codes implicites d’anticipation du danger de l’espace urbain
quand, par exemple, elles se retrouvent dans des quartiers non
commerçants, non éclairés, non aménagés, et finalement intériorisés
comme «non autorisés». C’est ce que résume parfaitement la géographe du
genre Jacqueline Coutras quand elle écrit : "Les lieux porteurs de règles ne sont donc pas accessibles à tous, ni sexuellement neutres"». (L'usage de la ville par le genre : les femmes. Rapport oct-nov. 2011, commandé par la ville de Bordeaux. Sous la direction de Cécile Rasselet).
Note 4/ «L’"allant de soi" (Taken for granted, Garfinkel,
1987) voudrait que certaines parties de la ville, en particulier la
nuit, soient plus dangereuses pour les femmes que pour les hommes. Le
quartier de Paludate correspond à cette idée communément admise, alors
qu’en réalité, une grande majorité des agressions qui y sont commises
concernent les hommes, à la fois agresseurs et victimes. Ainsi, le
sentiment d’insécurité chez les femmes, relèverait d’une projection
erronée de leur plus grande vulnérabilité, devenue une évidence à leurs
yeux comme à ceux des hommes. En termes d’agressions, celles exercées
envers les femmes (et les gays) si elles sont pourtant peu nombreuses
sur l’espace public, restent bien réelles. Cependant elles ne se
traduisent en général que par des incivilités, qu’il convient de
distinguer des agressions physiques (attouchements, coups, viols).
Ainsi, ce lieu commun qui veut que les femmes soient en plus grand
danger que les hommes dans la rue et que semblent partager les agents de
sécurité et la police, n’est pas justifié. Croire à l’incapacité des
femmes à se promener seule dans la rue procède d’une anomalie de
jugement au regard de l’égalité femmes/hommes et constitue un frein à la
nécessaire réflexion visant à établir une justice spatiale genrée dans
les espaces publics urbains.» (L'usage de la ville par le genre : les femmes. Rapport oct-nov. 2011, commandé par la ville de Bordeaux. Sous la direction de Cécile Rasselet).
Illustration : Ageha.
L'article sur le site de Libération
Et aussi