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Un sociologue du travail nous laisse sa boîte à outil théorique pour chercher les voies de l'alternative !


Robert Castel, cinquante ans de pugnacité sociologique
Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Robert Castel, né à Brest en 1933, est mort à Paris, mardi 12 mars, des suites d'un cancer. A juste distance entre Michel Foucault et Pierre Bourdieu, dont il était l’ami, non sans bataille, son œuvre voulait être un diagnostic du temps présent.

Robert Castel, c’était d’abord une silhouette courbée sur sa cigarette, un regard caché sous ses longs sourcils, une présence discrète qui jaugeait longuement son interlocuteur. Il y avait chez lui quelque chose du vieux marin, légèrement méfiant, qui se manifestait par des silences, regard de travers, par une blague pour détendre le sérieux du milieu académique. Car ça le faisait rire, la pose des sociologues ou des historiens. Il devait alors penser à son certificat d’étude, passé à Brest, ou à sa mère lui disant : « A la maison, on manquera jamais de rien, il y aura toujours du vin. » Sous le manteau, il aimait brandir son diplôme d’ajusteur mécanicien, son orientation forcée dans une école technique, la rencontre d’un professeur de mathématique, surnommé Buchenwald, ancien rescapé du camp, qui le somma de quitter le collège pour faire de la philosophie à Rennes.

De ses origines, il en tirait de nombreuses leçons de vie. Dont la moquerie envers les modernes, tout en répétant certaines évidences sur les classes dominantes, la psychiatrie qui ne savait rien, les plaisanteries de la post-modernité disait-il, tant il croyait à la longue durée des contraintes. Dans le paysage intellectuel français, soumis aux bourrasques violentes et aux renversements de toutes les tendances, Castel maintenait une ligne ferme : la généalogie comme méthode pour saisir le présent.

Juste avant sa mort, comme s'il avait prévu le coup, Robert Castel avait rassemblé quelques amis et anciens collaborateurs pour faire un dernier point sur ce qui le passionnait, les transformations de la question sociale, la construction de la société salariale et sa fragilisation, dans un contexte d’insécurité sociale croissante, l’invraisemblable brouillage des frontières entre travail et assistance, renforçant la séparation entre les gagnants et les perdants. Il s’inquiétait en particulier de la résurgence de la figure du travailleur pauvre, symbole d’une nouvelle infra-condition salariale, le précariat. Dans son dernier ouvrage, Changements et pensées du changement. Echanges avec Robert Castel (La Découverte), il rappelait la perte d’hégémonie du salariat ouvrier qui se voyait dépossédé de son rôle central, et donc des conséquences qu’il fallait en tirer pour notre présent : construire d’autres formes de solidarités pour éviter le retour du travailleur et du vieux pauvre.

Agrégé de philosophie en 1959, Robert Castel devient maître-assistant de philosophie à la Faculté des lettres de Lille où il rencontre Pierre Bourdieu, avec qui il commence à travailler jusqu’en 1967, année où Raymond Aron lui propose de le rejoindre à la Sorbonne. C’est un premier tournant où il quitte la philosophie pour la sociologie. « J’en avais marre des concepts éternels, disait-il, et comme ma femme Françoise travaillait en psychiatrie, je me suis laissé porté par cette réalité. »

Cette première salve de travaux sur la psychiatrie, de sa longue préface du livre de Erving Goffman, Asiles à ses liens avec Franco Basaglia, l'organisateur à Gorizia des communautés thérapeutiques qui défendaient le droit des individus psychiatrisés en passant par sa critique sévère de la psychanalyse, le place au premier plan de la scène. La fréquentation de Michel Foucault marque alors ses analyses transversales, notamment par cette démarche généalogique que l’on peut suivre dans Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir (Maspero, 1973) ; L’ordre psychiatrique (Minuit, 1977) ; La société psychiatrique avancée : le modèle américain (avec Françoise Castel et Anne Lovell, Grasset, 1979) ; La gestion des risques (Minuit, 1981).  Le traitement et la prise en charge des malades mentaux sont violemment passés au crible de la critique. Du coup, il entretenait un rapport assez particulier avec la sociologie, réintroduisant le passé « avec ses problèmes qui ne sont jamais dépassés ».

Dans les années 1980, après la mort de Françoise, et quelques années de désespoir, il rencontre Lisette, économiste québécoise, avec qui les discussions sur le capitalisme et le coup de fourchette vont bon train. C’est un nouveau virage qui prend acte que « la société assurantielle » n’a pas eu lieu et que « demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui ». Il se jette en bibliothèque pour comprendre comment le salariat est né, d'abord dans une position méprisée, dans des relations de dépendance extrême. Puis il analyse comment il s'est petit à petit imposé comme modèle de référence, progressivement associé à des protections sociales, comme une sorte de propriété sociale, la réalisation du transfert direct du travail à la sécurité par l’intermédiaire de l’assurance obligatoire.

Après son entrée comme directeur d’études à l’EHESS en 1990, il publie Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, un ouvrage aux rééditions successives qui fait une synthèse largement reprise par les analystes du droit du travail, de la Sécurité sociale, des droits sociaux. Le diagnostic est partagé dans de nombreux mouvements militants : exclusion ou désaffiliation sont l’effet d’un ébranlement général dont les causes se trouvent dans le travail et son mode d’organisation actuel. La vulnérabilité et la fragilisation frappent les individus « par défaut » de statut au travail. Penser le changement, c’est penser la remise en cause des droits et des protections attachées au travail.

Ne refusant jamais aucune invitation à la discussion, qu’elle vienne des communistes ou des cercles de droite, Robert Castel avait un plaisir à la rencontre, au débat, à la controverse, week-end inclus. Car depuis quelques années – les années Sarkozy – il était vraiment préoccupé, inquiet, habité par une conviction qu'il lui semblait urgent de faire partager... Comprendre les incertitudes et faire barrage à l’extrême droite. Car Robert Castel n'avançait pas masqué, il n'avait pas honte d'être un réformiste. Il n’avait pas honte d’écarter le romantisme sociologique, le gauchisme facile des âmes pures. 

On voudrait retenir encore un peu le temps, n'avoir pas si tôt à se demander ce qu'il nous laisse à penser sur le retour de la pauvreté qui s’étend sous nos yeux. On voudrait qu'il pense encore pour nous. Ses écrits nous surplombent encore, comme le secret d’une passion pour établir un diagnostic du présent, en écartant les discours sur la fin du travail ou la sortie du salariat, des idées qu’il voyait comme des insanités. 


Jean-François Laé, sociologue, enseignant à l’Université Paris 8 Saint-Denis.

 L'article sur Mediapart

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Robert Castel : le retour de l'insécurité sociale (Alternative Economique)

A l'occasion du décès mardi 12 mars 2013 du sociologue Robert Castel, qui avait si souvent collaboré avec notre journal, retrouvez une contribution de 2011 de ce grand spécialiste des questions de travail et de protection sociale, à propos de la nouvelle insécurité sociale.


[note du blog : il n'est pas inévitable de suivre l'auteur de ces lignes, par ailleurs pertinentes sur la présentation de l'oeuvre de Robert Castel, dans sa conclusion sur la nécessité d'une prise en compte des "intérêts du marché"qui semblent faire l'impasse sur ce qui est pour nous une autre nécessité : celle de la rupture avec un capitalisme qui ne laisse plus aucune marge pour un compromis social sauvegardant relativement, comme dans les Trente Glorieuses, un niveau de vie décent pour la population et permettant ainsi d'obtenir une certaine "paix sociale". Il faut décidément se faire à l'idée que nous sommes entrés dans un cycle social et économique où le capital s'active à retrouver  les mécanismes les plus brutaux de la lutte des classes. Dans ce contexte-là le réformisme, auquel Robert Castel lui-même était attaché, n'a plus les moyens de sa politique : en témoigne l'alignement du social-libéralisme des Papandréou, Zapatero mais aussi de Hollande sur les objectifs de renforcement des dominations capitalistes; alignement qui pose désormais, à cet égard, la question de la rupture, concomittante à la rupture avec l'ordre/désordre existant, avec ce qui est devenu un réformisme intégré à la logique du capital, un réformisme intégralement capitaliste (voir l'option de Hollande and Co pour le rapport Gallois, l'idéologie de la compétitivité, l'ANI, la réforme à venir des retraites à la Sarkozy, le sécuritaire largement sarkocompatible lui aussi ...) ! Tout ceci n'enlève, bien entendu, rien aux apports de la sociologie de Robert Castel à une pensée radicale de la sortie du capitalisme...]

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Extrait
 
Politiquement je penche plus du côté des dominés que du côté des dominants, et, dans le champ du travail, davantage du côté des syndicats de salariés que du Medef. Je crois que si on est honnête, il faut le dire : il n’y a pas de discours absolu sur la société. Mais la contrepartie c’est une exigence de rigueur dans le travail d’interprétation des données, et il faut partir de diagnostics aussi précis que possible.[...]

[Tout] dépend des contenus qu’on donne à cette « sécurité sociale professionnelle ». Il me semble — je suis loin d’être le seul : Supiot, Gazier arrivent aux mêmes conclusions, reprises par certains syndicats et partis de gauche — que c’est, si ce n’est la solution, en tout cas une solu-tion de sortie, qui pourrait ne pas être par le bas, de la société salariale. Elle permettrait de trouver un nouveau compromis entre les exigences du marché et celles des entreprises — et si on ne veut pas se mettre la tête dans le sable, on doit reconnaître que quelque chose comme de la flexibilité, de la mobilité du travail est nécessaire : on n’est plus dans la société industrielle, on ne peut pas non plus récuser les changements technologiques — et d’autre part un minimum de sécurité, de droits du côté des travailleurs. Or ces sécurités, ces droits ne peuvent plus être exclusivement rattachés au statut de l’emploi, puisqu’il y a des discontinuités, des alternances entre les emplois. Il faut donc qu’ils soient attachés à la personne du travailleur. Donner de véritables droits, qui soient des droits transposables, y compris dans les périodes de non-emploi : c’est sans doute ce que l’on peut penser de plus efficace et de plus progressiste aujourd’hui pour lutter contre la dégradation du travail. Mais c’est un fait aussi que cette idée est moins difficile à penser qu’à réaliser, surtout dans un rapport de forces qui n’est pas favorable aux salariés. Ce n’est pas joué, mais c’est un des chantiers, pour ne pas dire le chantier sur lequel il faudrait avancer — faute de quoi ce sera une dérégulation de l’emploi de plus en plus sauvage qui s’imposera.


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