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Débat. Analyser l'abstention électorale

Et pourtant, l’abstention reste une menace pour la gauche

Par JEAN-YVES DORMAGEN Professeur de sciences politiques, université Montpellier-I

(Libération du 22 juin 2012)

[les soulignés sont l'oeuvre des gestionnaires de ce blog] 

Si l’on excepte l’élection présidentielle, le non-vote tend à devenir majoritaire lors de tous les autres types de scrutins. Dimanche dernier, 43,7% des inscrits ne se sont pas rendus aux urnes. C’est le plus haut taux d’abstention jamais enregistré à des élections législatives depuis l’instauration du suffrage universel masculin en 1848. Si l’on ajoute à cela que 6% des citoyens ne sont pas inscrits sur les listes électorales et que 3,9% des votants ont déposé un bulletin blanc ou nul, cela signifie que moins d’un électeur potentiel sur deux s’est exprimé dans le but de désigner la nouvelle représentation nationale. En conséquence, si le Parti socialiste et ses alliés disposent d’une large majorité en sièges (302), ses élus n’ont été désignés que par le quart des inscrits.

Lors de chaque élection législative, ces très hauts niveaux d’abstention surprennent les commentateurs et les acteurs politiques. Ils sont, pourtant, à chaque fois largement prévisibles. Rien n’est moins surprenant en effet que l’abstention. Depuis l’adoption du quinquennat en 2000 et l’inversion du calendrier électoral, elle se situe ainsi toujours aux alentours de 40% au second tour des législatives : 39,7% en 2002, 40% en 2007 et donc 43,7% dimanche dernier. La réalité sociale qui se cache derrière ces chiffres est tout aussi prévisible tant l’abstention obéit à de puissants déterminismes socioculturels. Comme en 2002 et en 2007, ce sont les jeunes et les milieux populaires qui se sont massivement démobilisés entre les scrutins présidentiel et législatif. Les écarts de participation par catégorie socioprofessionnelle, par âge ou par niveau de revenus, atteignent ainsi des amplitudes toujours plus spectaculaires. Dimanche dernier, selon une enquête de l’Institut Ipsos, le différentiel de participation était de 21 points entre les plus hauts et les plus bas revenus, de 30 points entre les retraités et les ouvriers et de 36 points entre les plus de 60 ans et les 18-24 ans.

Ce sont là des résultats bien connus de la sociologie électorale : plus l’abstention est élevée et plus l’électorat est dominé par les couches moyennes et supérieures et les personnes âgées. Ces différentiels de participation sont d’abord une conséquence des inégalités sociales de politisation. Les jeunes et les milieux populaires votent moins parce qu’ils sont moins politisés et donc plus dépendants du niveau d’intensité des campagnes électorales. Aujourd’hui, seule la présidentielle est encore en mesure de contrer l’indifférentisme de ces segments de la population qui entretiennent un rapport largement désinvesti à la politique. Dans cette perspective, organiser les élections législatives six semaines seulement après le scrutin présidentiel, donc en l’absence de réelle campagne électorale, ne peut que conduire à cette abstention record qui se nourrit de l’(auto)exclusion des quartiers populaires et de la jeunesse.

Si ces logiques sont désormais bien établies, les conséquences politiques de l’abstention sont en revanche plus complexes à identifier. Il en est une, néanmoins, qui ne fait guère de doute, c’est l’affaiblissement de la légitimité du Parlement. Dans la relation toujours plus inégale entre exécutif et législatif, le fait que le président de la République soit désigné par 80% des inscrits contre environ 60% pour les députés, le fait aussi que les législatives soient scénarisées comme de simples élections de ratification du scrutin présidentiel, le fait que les candidats eux-mêmes se prévalent d’un label «majorité présidentielle, avec François Hollande» et le fait que les résultats puissent être interprétés par les commentateurs comme manifestant la volonté «de donner une majorité au président nouvellement élu», tout cela concourt à une répartition de plus en plus inégalitaire du capital d’autorité entre le gouvernement et le Parlement. Il ne pourra y avoir de revalorisation de l’Institution parlementaire sans transformation du calendrier électoral.

Etablir à quel camp profite l’abstention est, en revanche, plus délicat. En l’absence de recherches scientifiques d’ampleur, on ne peut, ici, que procéder par hypothèses. A partir des données dont on dispose, et même si cela peut sembler contre-intuitif au lendemain d’une «marée rose», l’abstention paraît devoir pénaliser la gauche. Aux législatives, comme à la présidentielle, ce sont les revenus faibles et moyens qui ont constitué la base sociale de la gauche tandis que la droite restait majoritaire dans les tranches les plus hautes (à partir de 3 000 euros mensuels). Or ces tranches les plus élevées sont aussi les plus participationnistes. De même, les retraités constituent un segment de l’électorat très mobilisé qui vote massivement pour la droite tandis que les catégories les plus à gauche (ouvriers, professions intermédiaires, employés) sont majoritairement abstentionnistes. Ce désavantage concurrentiel de la gauche est, au moins, aussi fort lorsqu’on raisonne par tranches d’âges. Les 18-34 ans et les 60-79 ans forment des groupes symétriques. Ils pèsent d’un poids équivalent sur les listes électorales : 24,5% des inscrits pour les 18-34 ans contre 23,1% pour les 60-79 ans (Insee 2007). Les 18-34 ans penchent très nettement à gauche tandis que les 60-79 ans votent largement à droite. Or toute progression de l’abstention assure une nette surreprésentation des 60-79 ans : ces derniers composaient ainsi 28,3% des votants aux législatives de 2007 contre seulement 16,5% pour les 18-34 ans. Difficile d’imaginer que ce différentiel de 12 points résultant directement de l’abstention puisse être favorable à la gauche.

Alors comment comprendre malgré tout ses derniers succès électoraux ? Tout d’abord, la gauche compte désormais au sein de son conglomérat électoral, une forte proportion de cadres et de professions intellectuelles qui constituent des catégories moins abstentionnistes que la moyenne. Cette gentrification (1) de sa base limite les effets nocifs pour elle de la démobilisation électorale. Mais, surtout, ceux qui au sein des classes populaires, des couches moyennes salariées et de la jeunesse ont continué à voter aux législatives, se sont exprimés dans des proportions particulièrement élevées en sa faveur.

Enfin, et ce dernier point est essentiel, la droite a perdu de son hégémonie parmi les retraités et les personnes âgées, ce qui a contribué à atténuer l’impact de leur surmobilisation électorale. Sur tous ces segments de la population, les candidats de gauche ont, sans doute, bénéficié de l’impopularité du président sortant et de l’UMP. La gauche n’a ainsi pas eu trop à pâtir de l’abstention, même si elle disposait probablement de réserves de voix dont la mobilisation lui aurait permis d’accentuer encore son avantage. Il n’en reste pas moins que l’abstention représente pour elle un facteur structurel largement défavorable. La gauche et plus particulièrement le Parti socialiste ont donc toutes les raisons de se défier du scrutin en trompe-l’œil de dimanche dernier, car tout retournement de conjoncture résultant de l’usure du pouvoir pourrait produire des effets électoraux particulièrement brutaux, a fortiori si rien n’est fait pour contrer la progression de l’abstention.

(1) La gentrification (mot anglais de gentry, « petite noblesse ») est un phénomène urbain d'embourgeoisement. C'est le processus par lequel le profil économique et social des habitants d'un quartier se transforme au profit exclusif d'une couche sociale supérieure.


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