Bonnes feuilles : Les nouveaux prolétaires, de Sarah Abdelnour (Contretemps)
Chapitre 3 : Les nouveaux prolétaires, une nouvelle classe sociale ?
Comme l’indique Louis Chauvel, « dans les démocraties développées, la
disparition de classes sociales semblerait un acquis et une évidence
sur laquelle il est incongru de revenir » (2001, p. 79). Se sont en
effet multipliés, à partir des années 1980, les discours politiques,
médiatiques mais aussi sociologiques qui prédisaient, voire relataient,
la disparition des classes sociales et l’avènement d’une « société des
individus ». Chauvel et un certain nombre de chercheurs s’accordent
toutefois pour nuancer ce postulat, en raison de « la persistance
d’inégalités structurées, liées à des positions hiérarchiquement
constituées et porteuses de conflits d’intérêts dans le système
productif » (ibid., p. 316).
Il semble en effet que des classes
se maintiennent sur le papier, mais forment-elles pour autant des
collectifs capables de se mobiliser pour défendre leur cause ? Les
classes en soi, repérables objectivement, forment-elles des classes pour
soi ?
La première faille du potentiel contestataire des nouveaux
prolétaires réside dans l’affaiblissement de la critique et le fatalisme
dominant diagnostiqués par Boltanski et Chiapello. Selon ces derniers, à
la faveur de l’essor du nouvel esprit du capitalisme qui inspire la
« cité par projet », les discours critiques ont nettement reculé.
Ceux-ci sont de deux ordres : la critique artiste, d’une part, qui « met
en avant la perte du sens, et particulièrement la perte du sens du beau
et du grand, qui découle de la standardisation et de la marchandisation
généralisée […] et insiste sur la volonté objective du capitalisme et
de la société bourgeoise d’enrégimenter, de dominer, de soumettre les
hommes à un travail prescrit, dans le but du profit mais en invoquant
hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de
l’artiste » ; la critique sociale, d’autre part, qui puise aux deux
sources d’indignation que sont « l’égoïsme des intérêts particuliers
dans la société bourgeoise et la misère croissante des classes
populaires dans une société aux richesses sans précédent, mystère qui
trouvera son explication dans les théories de l’exploitation »
(Boltanski et Chiapello 1999, p. 84). Malgré l’affaiblissement de ces
deux critiques (qui avaient exceptionnellement convergé en mai 68), la
conflictualité sociale n’a toutefois pas disparu, comme le prouvent les
grèves et manifestations qui continuent de perler au fil de l’actualité.
Il s’agit alors de s’intéresser, au-delà de l’éclatement politique des
classes populaires, aux groupes sociaux qui se mobilisent, aux
ressources dont ils disposent et aux contraintes auxquelles ils font
face, afin de cerner le potentiel contestataire des nouveaux
prolétaires.
a) L’éclatement politique des classes populaires
Le marxisme a nettement perdu de sa prégnance depuis les années 1970,
que ce soit auprès des classes populaires ou de manière plus diffuse
dans « l’idéologie dominante ». Et avec lui le sentiment d’appartenir à
une classe sociale. Les sondages sur cette question indiquent un pic de
conscience de classe dans les années 1970, et un recul depuis lors. Deux
limites de ce résultat sont cependant à relever. D’une part, les taux
ne varient pas de manière si forte, passant de 68% au maximum à 57 % au
minimum de personnes interrogées qui déclarent avoir le sentiment
d’appartenir à une classe sociale. D’autre part, il s’agit de sondages
en questions fermées, et l’usage du terme de classe dans la question
inhibe probablement des réponses, du fait du recul du communisme auquel
cette notion est associée).
L’encadrement politique des classes populaires, et notamment des
travailleurs, a néanmoins connu un affaiblissement certain. On peut
noter deux indices forts de cette évolution : le recul des syndicats et
le brouillage du vote populaire. Les syndicats, autorisés en France en
1884, ont joué un rôle majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Comme l’indique Baptiste Giraud, « une fois légalisées et leur
implantation consolidée, les organisations syndicales agissent comme des
instances de transmission de savoir-faire militants et d’unification
des luttes dans le monde ouvrier en formation » (Giraud 2010, p. 6). Or
le recul des syndicats est net, même si la France n’a jamais été un pays
de syndicalisme de masse. En 1949, entre un quart et un tiers des
salariés étaient syndiqués. Ce chiffre a été divisé par quatre depuis,
passant sous la barre des 10 % dans les années 1980, et se maintenant
depuis aux environs de 8 % (Amossé et Pignoni 2006). Si les premiers
reculs des adhésions accompagnent plutôt un essor de l’implantation et
des victoires syndicales (la France est l’un des pays où les salariés
sont les mieux protégés par des conventions collectives), la poursuite
du mouvement signe un changement du rapport de force. La montée du
chômage et les restructurations industrielles ont eu raison de nombreux
bastions syndicaux. Les syndiqués ont alors changé de profil et sont
désormais plus nombreux dans le public que dans le privé, et plus
nombreux parmi les cadres que parmi les ouvriers (leurs syndicats ne
sont toutefois que peu comparables). Les syndicats ont plus de mal à
s’implanter dans les services, et cela notamment en raison de la
précarité des emplois et de l’absence de tradition et de socialisation
politico-syndicale des travailleurs. Comme l’indiquent Amossé et
Pignoni, « les formes d’emploi flexibles sont de fait un obstacle à la
participation syndicale : seuls 2,4 % des salariés en CDD ou en intérim
et 6,1 % des salariés en CDI à temps partiel sont syndiqués contre 9,4 %
pour les salariés en CDI à temps complet » (ibid., p 7). Le
recul est donc net et peut laisser craindre une absence de transmission
des pratiques. La baisse des adhésions ne doit toutefois pas masquer la
bonne implantation institutionnelle des syndicats, ainsi que le relatif
maintien des taux de participation aux élections professionnelles
(65,7 % en 2004).
Le recul des syndicats est allé de pair avec celui du Parti
communiste, passant d’environ 25 % des voix aux divers suffrages de 1946
à 1978, puis oscillant entre 10 et 15 % des suffrages dans les années
1980, avant de passer sous la barre des 10 % pour connaître le score de
3,37 % à la présidentielle de 2002 et même de 1,93 % en 2007. Cette
chute est liée à une relative dislocation de l’identité politique des
ouvriers et à la dissociation grandissante entre appartenance objective
au groupe ouvrier, revendication de cette appartenance, positionnement
déclaré à gauche et vote à gauche. Bien sûr, le vote ouvrier n’a jamais
été unanime ni unanimement à gauche. A cet égard, nous suivons la
formule de Roger Cornu selon laquelle « la classe ouvrière n’est plus ce
qu’elle n’a jamais été » (1995). Ainsi que le rappellent Guy Michelat
et Michel Simon (2004), si en 1978, 64 % des ouvriers fils d’ouvriers et
s’identifiant comme appartenant à la classe ouvrière votent à gauche
(36 % pour le PC et 25 % pour le PS), il n’en demeure pas moins que 15 %
s’abstiennent et 21 % votent à droite. Il ne faut donc pas mythifier
l’unité de la classe ouvrière afin de pouvoir mieux appréhender les
métamorphoses du vote ouvrier, essentiellement au nombre de trois : un
profond affaiblissement du vote à gauche, une progression continue de
l’abstention et l’émergence durable d’un vote Front national élevé. Les
auteurs identifient plusieurs causes à ces évolutions, telles que le
délitement des identités classistes, et en réfutent d’autres, telles que
la dépolitisation des ouvriers ou encore la perte de sens du clivage
droite/gauche. Plus fondamentalement, ils insistent sur la détérioration
profonde du rapport des ouvriers à l’espace politique, sur fond de
défiance vis-à-vis des institutions et d’une impossibilité de se
reconnaître dans un personnel politique qui s’est fortement
embourgeoisé.
Le vote FN des ouvriers fait toutefois l’objet de fantasmes qu’il est
nécessaire de déconstruire. Comme le rappelle Annie Collovald (2004),
le premier parti des électeurs populaires n’est pas le Front national
mais l’abstention. En outre, le vote ouvrier pour le FN est un report du
vote ouvrier de droite, et non du vote communiste. Il résulte de la
conjonction du chômage et d’inquiétudes sur l’avenir, ainsi que de la
désignation des immigrés comme responsables de cette situation. Schwartz
décrit ce changement de représentation au sein des classes populaires
comme le passage d’un schéma binaire, opposant le haut et le bas de la
hiérarchie sociale, à un schéma triangulaire : « c’est l’idée qu’il y a
le haut, le bas, et “nous”, coincés entre les deux. Le haut, ce sont les
mêmes que tout à l’heure [les dirigeants, les gouvernants, les
puissants]. Le bas, ce sont les familles pauvres qui profitent de
l’assistance, les immigrés qui ne veulent pas “s’intégrer”, les jeunes
qui font partie de la racaille. Et “nous”, finalement, on est lésé à la
fois par rapport aux uns et par rapport aux autres » (Collovald et
Schwartz 2006). Le vote ouvrier ne peut ainsi dans son ensemble être
compris que si on le rapporte au contexte de socialisation politique
mais aussi économique de ce groupe social. Les dynamiques de
fragmentation mais aussi de précarisation des travailleurs permettent
alors de mieux saisir le refus d’identification au monde ouvrier,
surtout chez les jeunes, et le manque d’unité du groupe. Des
mobilisations sont-elles possibles malgré ce contexte défavorable ? Et
si oui, sous quel étendard ?
b) Le maintien des luttes sociales au travail
Pour Collovald, « les groupes populaires ont bien une culture
politique dont la double particularité est de balancer toujours entre
acceptation de la domination et rébellion contre elle » (ibid.).
Cette acceptation de la domination est une réalité analytique
relativement nouvelle, portée par les héritiers plus ou moins critiques
de Marx. Bourdieu se déclare ainsi en « rupture avec la théorie
marxiste », au sens où il veut rompre « avec l’illusion intellectualiste
qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant,
comme une classe réelle » (1984, p. 3). Il s’agit de prendre en compte
le pouvoir de domination symbolique des classes dominantes, leur
capacité à produire une « idéologie dominante », cet ensemble de
discours et de représentations par lesquels les dominants justifient
leur pouvoir. Ainsi, pour Bourdieu, « les catégories de perception du
monde social sont, pour l’essentiel, le produit de l’incorporation des
structures objectives de l’espace social. En conséquence, elles
inclinent les agents à prendre le monde social tel qu’il est, à
l’accepter comme allant de soi, plutôt qu’à se rebeller contre lui, à
lui opposer des possibles différents, voire antagonistes » (ibid.,
p. 5). Les classes populaires voient donc leur conscience de classe
confrontée à un obstacle de taille : celui du fatalisme issu du discours
des classes dominantes. En l’occurrence, les nouveaux prolétaires
pourront incorporer les discours les renvoyant à leur échec scolaire, à
leur manque de motivation ou encore à leur position d’assistés. Si l’on
peut dans cette perspective mieux comprendre la difficulté d’émergence
des luttes sociales, difficile ne signifie pas impossible et les
conditions demeurent régulièrement réunies pour que des mobilisations
collectives se mettent en place, et que se jouent ponctuellement des
épisodes de la lutte des classes.
Les conflits du travail, dans leur versant devenu désormais
traditionnel, et notamment sous la forme des grèves, n’ont pas disparu.
Ils ont reculé depuis le pic de 1968, comme l’illustre l’évolution du
nombre de jours de grève annuels recensés par l’administration du
travail dans le secteur marchand : de plus de 2 millions à la fin des
années 1970, il passe à un nombre oscillant entre 200 000 et 600 000 au
début des années 2000. Cette évolution n’est pour autant pas linéaire et
ne doit pas masquer la permanence de grands épisodes de luttes sociales
ces dernières années, comme le mouvement de l’hiver 1995 contre le plan
Juppé sur les retraites et la sécurité sociale, mais aussi plus
récemment les grèves qui ont marqué 2003, 2006, 2009 et 2010. Le recul
des grèves est la conséquence de la dégradation de l’emploi puisque
symétriquement, le syndicalisme s’était développé historiquement là où
l’emploi était le mieux protégé. Stéphane Sirot (2002) décrit ainsi les
« trois âges de la grève », au cours desquels la grève passe de fait
coupable et marginal (1789-1864) à une relative banalisation et
intégration (1864-1945) avant de devenir un fait institutionnel depuis
lors, et cela particulièrement dans le secteur public. Il constate
également le moindre recours à la grève depuis les années 1970, lié à la
désindustrialisation, ainsi qu’à la judiciarisation des relations de
travail et à l’individualisation de la gestion de la main-d’œuvre. Si
les journées de grève recensées diminuent fortement, les conflits
restent nombreux, prenant des formes nouvelles au gré des contraintes
rencontrées. Il y a d’abord les conflits les plus médiatisés, ceux qui,
en général à l’occasion de la fermeture d’un site, s’accompagnent de
formes d’action spectaculaires et donc plus visibles (comme les
séquestrations de cadres dirigeants). Mais il y a aussi « le maintien
d’une conflictualité plus ordinaire dans le secteur privé [qui] épouse
des formes diversifiées, allant de pratiques de résistance plus
individuelles et d’attitudes de retrait vis-à-vis du travail (le
sabotage, le freinage, l’absentéisme, le refus des heures
supplémentaires…) à des modes de protestation plus “explicites”,
organisés et collectifs (la pétition, le rassemblement, la manifestation
ou encore les délégations auprès de l’employeur) » (Giraud 2010, p. 9).
Les sociologues Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse défendent même dans
un article de 2009 l’idée d’une résurgence des conflits sociaux. Se
basant sur une enquête statistique du ministère du Travail auprès de
3 000 entreprises et prenant en compte toutes les formes d’action
collective (grèves, mais aussi débrayages et refus d’heures
supplémentaires), ils repèrent plutôt un regain des conflits sociaux
depuis la fin des années 1990. Contrairement aux idées reçues, ces
conflits n’ont pas déserté le monde industriel, ils restent centrés sur
les salaires et non pas seulement sur le maintien des emplois, et
prennent encore la forme de luttes syndicales.
Les travaux sociologiques s’accordent pour établir que les actions
collectives nécessitent des ressources pour se mettre en place. Le
mécontentement ne suffit pas à les expliquer, il faut aussi pouvoir
mettre en mots ce mécontentement, s’unir autour d’une cause et
s’organiser matériellement pour la défendre. C’est ce qui explique
l’inégale répartition des luttes sociales entre secteurs (public plus
que privé, industrie plus que commerce et construction) et selon l’âge
et le statut des travailleurs. La précarité de ces derniers engendre une
série d’obstacles à la mobilisation collective, puisque comme l’indique
Bourdieu, elle « produit des effets toujours à peu près identiques, qui
deviennent particulièrement visibles dans le cas extrême des chômeurs :
la déstructuration de l’existence, privée entre autres choses de ses
structures temporelles, et la dégradation de tout le rapport au monde,
au temps, à l’espace qui s’ensuit. La précarité affecte profondément
celui ou celle qui la subit ; en rendant tout l’avenir incertain, elle
interdit toute anticipation rationnelle et, en particulier, ce minimum
de croyance et d’espérance en l’avenir qu’il faut pour pouvoir se
révolter, surtout collectivement, contre le présent, même le plus
intolérable » (Bourdieu 1998, p. 95-96).
Pourtant, les chômeurs et les précaires parviennent épisodiquement à
se mobiliser, comme ce fut le cas pour les premiers à l’hiver 1997-1998
(Maurer et Pierru 2001) ou pour les seconds dans des conflits du travail
récurrents dans des fast-foods (Cartron 2005), parmi les femmes de
ménages de grands groupes hôteliers, ou encore parmi les vendeurs de
grandes enseignes de la distribution culturelle. Ces « mobilisations
improbables » (Mathieu 2007) ou ces « miracles sociaux » selon Bourdieu,
ont toujours nécessité un travail de retournement du stigmate1 négatif
apposé aux précaires. Annie Collovald et Lilian Mathieu (2009) ont
étudié le cas d’une mobilisation dans la grande distribution culturelle,
parmi des travailleurs instables, flexibles, jeunes, mais aussi
diplômés. Leur capital militant était très variable et plutôt faible, et
le secteur peu encadré syndicalement. Pourtant, des luttes se sont
organisées à la faveur de plusieurs phénomènes : un sentiment de
déclassement de ces « dominés aux études longues » pour qui le petit job
est devenu avec déception le cœur de la vraie vie professionnelle, une
découverte du militantisme notamment via des relations amicales, qui a
parfois compensé la dimension routinière et commerciale de leur travail,
et qui a ainsi pu générer des forts investissements.
Les syndicats, bien que parfois très peu implantés, continuent de
jouer un rôle structurant dans ces conflits : dans la transformation
d’un conflit local en cause fédératrice, dans la transmission de
savoir-faire, mais aussi par les ressources dont ils disposent et par la
protection qu’ils dispensent à ces travailleurs fragiles. Toutefois, à
la faveur de leur affaiblissement, se sont développées des critiques des
syndicats, accusés de bureaucratisme, d’inefficacité et d’obsolescence.
Ces discours ont tendance à valoriser des formes d’organisation
réputées plus souples et plus démocratiques telles que les
coordinations, et sont portées le plus souvent par des militants de ce
type de structures. C’est notamment le cas de la Coordination des
intermittents et précaires (CIP) d’Île-de-France lors du conflit des
intermittents en 2003, ou encore des divers collectifs et coordinations
lors des conflits de précaires. Ces structures se construisent dans une
logique de distinction à l’égard du militantisme syndical, de sa
hiérarchisation, de son manque d’autonomie et de sa lourdeur. L’étude de
plusieurs actions collectives (Abdelnour et al. 2009) montre
toutefois qu’il s’agit de structures fragiles, peu à même de remplacer
les ressources des syndicats dans la mise en place de conflits et de
protections des salariés. De surcroît, les coordinations sont gérées par
des « virtuoses du militantisme » qui accaparent les pratiques les plus
visibles et valorisantes et défendent une « cause de l’intermittence » à
laquelle sont loin d’adhérer tous les précaires qu’ils sont censés
représenter.
Les enjeux de structuration de ces mouvements posent la question de
la cause à défendre et du groupe social à mobiliser. L’étendard de
« précaires » détient une certaine capacité de fédération des luttes,
notamment en raison de la plasticité du label (Boumaza et Pierru 2007).
Il permettrait ainsi de rassembler les travailleurs soumis à des
conditions de travail pénibles et des conditions d’emploi incertaines,
mais aussi les chômeurs ou encore des populations se vivant comme
marginales par rapport à la société de travail. Mais cette fédération
reste plus une construction virtuelle de chercheur ou de militant qu’une
réalité sociale. Les luttes sociales supposent en effet un retournement
du stigmate, et s’appuient dès lors sur une forme positive d’identité
sociale et professionnelle, ce qui revient à segmenter de nouveau les
travailleurs. Ainsi, les vendeurs de la grande distribution culturelle
défendent une certaine conception de leur métier et des compétences
qu’il exige quand ils se mobilisent, ce qui les éloigne précisément de
la figure anomique du précaire comme travailleur sans qualification et
par conséquent interchangeable. De même, lors de la grève de la Fnac des
Champs Élysées en 2002, une action a été menée par les syndicats à
l’échelle des Champs Élysées, rebaptisés alors « avenue de la
précarité ». Mais l’action n’a eu que peu d’écho parmi les salariés. Il
apparaît de fait difficile de fédérer les intérêts d’une multiplicité de
salariés autour du seul label, qui reste essentiellement négatif, de
précaire. En témoignent ces propos, recueillis lors d’un entretien
auprès d’un vendeur de la Fnac : « quand on s’est retrouvé confronté aux
gens de McDo, de Séphora, de Pomme de pain, j’ai été super choqué, je
me suis dit “merde, on fait exactement le même boulot”, alors que la
Fnac est censée vendre des produits culturels. On ne devrait pas avoir
les mêmes problèmes genre “on bosse comme des chiens de telle heure à
telle heure, et en plus, on est payé une misère, et on nous regarde
comme de la merde” » (Abdelnour 2005). L’identité de précaire, qui reste
essentiellement négative, n’est manifestement pas porteuse à elle seule
d’un renouveau des luttes sociales.
c) Les révoltes des sous-prolétaires
Les nouveaux prolétaires étant également à chercher du côté des
marges de la société de travail, l’exclusion n’étant qu’une des formes
de la domination, il faut aussi étudier les luttes sociales qui prennent
place dans ces marges. On s’éloigne alors des conflits du travail,
désormais institutionnalisés, pour regarder du côté des mouvements de
« sans » comme on a pu les désigner, les sans travail, sans logement et
plus globalement les sans avenir. Deux cas paraissent emblématiques : le
mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-98, et les émeutes des zones
périurbaines défavorisées.
Le premier cas a été étudié par Emmanuel Pierru et Sophie Maurer
(2001), qui ont analysé avec précision ce « miracle social », fait de la
conjonction de structures, de mots d’ordre et d’acteurs
particulièrement hétérogènes. Les auteurs tentent de se départir de
« l’oscillation permanente de l’analyse entre, d’un côté, une
représentation misérabiliste qui, en ne faisant que déplorer tous les
manques ou “handicaps” des chômeurs, ignore la multiplicité des
processus identitaires qui conduisent certains d’entre eux, pour des
raisons diverses, à s’engager dans des actions collectives ; et de
l’autre, une représentation plus ou moins teintée de populisme – et
généralement véhiculée par les agents mobilisés eux-mêmes – qui, en
hypostasiant les capacités prétendument subversives des chômeurs, manque
le caractère extrêmement fragile de leurs mobilisations » (p. 406). Ils
indiquent comment cette constellation d’actions locales a pu prendre la
forme d’un véritable mouvement, se ménageant alors un accès aux lieux
de pouvoir. Cela tient, du côté de l’offre, à la constitution de
plusieurs réseaux associatifs autour de la question du chômage ou des
chômeurs, investis par des dissidents des syndicats. Ces réseaux ont
convergé sur des mots d’ordre communs, entraînant ainsi une visibilité
soudaine qui n’a pas échappé aux médias. Les logiques de l’engagement
sont particulièrement hétérogènes : d’un côté, des militants plus ou
moins politisés, qu’il s’agisse d’anciens ouvriers syndiqués, de jeunes
engagés ou encore de novices mais familiers de l’engagement politique ;
de l’autre, des chômeurs plus désaffiliés et qui ont trouvé dans la
mobilisation soit un moyen de se resocialiser, soit une tribune pour
exprimer sa colère. Ce mouvement, de même que les ressources sur
lesquelles il s’est appuyé, n’étaient pas vraiment prévisibles. Son
retour au silence l’était peut-être davantage, même si le retour d’un
contexte favorable est tout à fait possible, puisque ce type de
mouvements reste marqué par des failles profondes : « fragilité du
travail politique de construction de la cause qui parvient, par un coup
de force symbolique, à produire, entretenir et diffuser, la croyance en
l’existence d’un groupe pourtant hautement instable, mais aussi
fragilité interne de la cause dont la publicisation et la politisation
restent extrêmement dépendantes des luttes symboliques internes et
surtout externes » (p. 374).
Quand la désaffiliation est forte et que la colère sociale n’est plus
prise en charge par des entrepreneurs de cause, la lutte sociale peut
tourner à l’émeute. Ces mouvements, particulièrement stigmatisés dans
l’opinion publique et médiatique comme des débordements incontrôlables
de jeunes, sont bien entendu des symptômes aigus de crise sociale. Beaud
et Pialoux, étudiant une émeute urbaine à Montbéliard en 2000, ont
cerné ce qu’ils appellent « l’en deçà des émeutes urbaines : en premier
lieu, la manière dont s’est désagrégé le groupe ouvrier – “groupe” qui
structurait et agrégeait autour de lui (et autour de ses acquis et
valeurs, de ses représentants syndicaux et politiques) les autres
fractions des classes populaires – la manière dont il a éclaté dans
l’espace géographique et dont les lieux de relégation spatiale se sont
construits et “durcis” » (Beaud et Pialoux 2002, p. 217). Pour les
auteurs, le chômage et la précarité de ces jeunes ne constituent pas
qu’une toile de fond mais sont intimement mêlés à ces mouvements de
révolte, en tant qu’ils ont structuré au cours du temps les
« personnalités sociales de ces jeunes des cités » et la manière dont
ils anticipent leur destin social. Il faut donc bien se garder de faire
une lecture de ces mouvements en termes moraux, en rejetant notamment la
faute sur les familles, voire sur l’origine et la religion de ces
jeunes, et prendre en compte au contraire le poids de l’expérience
continue du chômage et de la domination au travail, vécue génération
après génération dans des quartiers de relégation fuis par les classes
moyennes.
Cette colère sociale, qui trouvait encore dans les années 1980 des
modes d’expression politiques, se manifeste aujourd’hui plus de manière
plus violente et moins encadrée politiquement. C’est ce que montrent
Stéphane Beaud et Olivier Masclet (2006) au moyen d’une comparaison de
deux générations sociales d’enfants d’immigrés, incarnées l’une par les
participants à la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de
1983, et l’autre par les émeutiers de 2005. L’écart entre ces modes de
protestation est dû selon eux aux transformations du contexte
socio-politique caractérisé désormais par « un ensemble de fractures :
économiques (exclusion durable du marché du travail ou relégation sur
ses marges à travers les emplois aidés) ; urbaines (paupérisation et
ghettoïsation des quartiers d’habitat social) ; politiques (déficit
durable de représentation politique qui se traduit par un fort
absentéisme électoral et un rejet croissant de la gauche politique) »
(p. 812) Les violences urbaines sont donc bien avant tout le fait des
victimes des violences sociales.
Article sur le site de Contretemps pour, en particulier, la bibliographie proposée.
A lire, à voir, à écouter aussi
Philippe Corcuff à Montpellier a posé la question : Où est passée la critique sociale ?
Vidéo. Philippe Corcuff à Montpellier (3e partie : repenser l'émancipation)
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P Corcuff. Rôle des représentations ; représentations et rapports sociaux
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