Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)
par Fabrice Nicolino (Planète sans visa)
Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.
Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables - parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Né en 1890, Serge est né Виктор Львович Кибальчич, Viktor Lvovitch Kibaltchitch, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.
À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges - il est connu pour être un écrivain - le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.
Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.
Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.
Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.
Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.
Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me
suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il
est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens
s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais,
Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : «
Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis
noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui
s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie
lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux
prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des
nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée.
Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu
d’acier scintilant et virent au vert. »
Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant,
davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable
crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais
ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter,
était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il
rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le
sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire
encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans
le siècle, est admirable.
Redisons calmement que Victor est un survivant. Le
splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la
ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques
mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort
si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau
admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia
Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers
représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de
1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas
d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire
que ces souvenirs sont poignants.
Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de
ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent
assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage - pour ma
part, je suis sur la réserve - à ces révolutionnaires qui crurent
dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et
politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la
répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était
possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il
était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne
serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a
pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en
l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski
aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En
tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible
évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».
Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste,
Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les
premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en
garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car
l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants
l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu
un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les
objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que
l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de
manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein.
Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».
Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un
temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19
ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création
humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du
travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le
lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps
nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première
guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de
l’esprit avant tout - le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la
manipulation, la violence - détruit à la racine l’espérance
révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus
que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie
- sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été
volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il
ne renonce pas.
Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un
révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure
organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot
lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il
est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître
simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De
même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné.
Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.
PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à
Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur
également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition
impeccable. Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel
Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.
PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la
Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé
les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez,
responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne
souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot
sur l’insupportable présence - pour moi - de Régis Debray en grand
témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une
insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années
un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais
rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il
n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit
pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ».
Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions
staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches
latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette
histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que
le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.
PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de
Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social
était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était
concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient
rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être
évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres
froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices
les plus solides.
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