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Débat à la gauche du PS. Pour des pensées critiques du capitalisme échappant à l'essentialisme et au manichéisme...



Intellectuels critiques et éthique de responsabilité en période trouble : Michéa, Durand, Keucheyan, Kouvelakis…
par Philippe Corcuff (Mediapart 25 juillet 2013) 


Une critique des livres Les mystères de la gauche de Jean-Claude Michéa et En finir avec l’Europe sous la direction de Cédric Durand, qui n'est pas sans rapports avec la tâtonnante aventure Mediapart...

Les organisations de gauche ont le cerveau de plus en plus au ralenti, mais il existe une certaine vitalité éditoriale du côté des intellectuels critiques. Deux récents livres en témoignent : celui du philosophe Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu (Climats/Flammarion, 2013) et celui dirigé par l’économiste Cédric Durand, En finir avec l’Europe (La Fabrique, 2013).


Des simplifications intellectuelles à un climat type années 1930

Malheureusement, si tant Michéa que Durand ont des qualités intellectuelles indéniables, et si j’ai, par ailleurs, de la sympathie personnelle pour les deux bonhommes, ces livres expriment des faiblesses intellectuelles que l’on retrouve assez largement dans les gauches politiques aujourd’hui [1], dont des tendances à :

- l’essentialisme : la saisie des réalités socio-historiques comme des « essences », c’est-à-dire des entités homogènes et durables plutôt que traversées par des contradictions sociales et historiques, comme nous l’ont appris des figures de la pensée critique, de Proudhon et Marx à Foucault et Bourdieu ;

- et au manichéisme, dans une logique binaire qui constitue aujourd’hui une caricature assez courante de la radicalité, chez ses critiques comme chez certains de ses partisans ; « saisir les choses à la racine » (origine étymologique de « radical ») ne supposerait-il pas plutôt un sens des nuances et des complexités du réel ?

Bien sûr la logique pamphlétaire de ces deux essais pousse à ces types de simplification, tout en ayant quand même des atouts dans sa besace, et en particulier une capacité à interroger ce qui semble aller de soi en « secouant le cocotier ». Ne pourrait-on pas alors mettre en tension, de manière en tout cas plus nette que dans ces deux livres, la clarté polémique et l’attention aux complications, afin de participer à l’invention d’un genre pamphlétaire moins manichéen ? Il me semble que ce n’est pas complètement hors de portée des intellectuels critiques…

Bref ces deux ouvrages ne nous aident guère à sortir des formulations simplistes des problèmes qui dominent à gauche. Ce sera le premier axe de ma critique. Et ils le font, par ailleurs, en participant à un certains brouillage des idées et des valeurs, qui pourraient être particulièrement dommageable dans le contexte actuel caractérisé notamment par une vivacité des nationalismes et des xénophobies en France et en Europe, une progression des extrêmes droites et des « droites décomplexées », une association néoconservatrice plus fréquente à droite et à gauche entre néolibéralisme économique et politiques sécuritaires, une certaine dévalorisation de la politique et un succès relatif du « tous pourris », un chômage de masse de plus en plus préoccupant. N’aurait-on pas alors affaire à un climat aux effluves d’années 1930 ? En tout cas, une série d’analogies, qui ne constituent pas une identité, apparaissent inquiétantes. De ce point de vue, la (re)lecture de L’ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu, et ce que qu’il y dit de « l’humeur idéologique » dans l’Allemagne de Weimar [2], apparaîtra fort utile. Et même si notre époque ne recèle pas des virtualités aussi noires qu’alors, les zones grises commencent à être bien balisées. C’est là que se pose le problème de l’éthique de responsabilité. Et ce sera le second axe de ma critique.


Éthique de conviction et éthique de responsabilité

Dans une de ses célèbres conférences sur « La profession et la vocation de politique » de janvier 1919, un des pères de la sociologie allemande (et de la sociologie tout court), Max Weber, distingue « éthique de conviction » (ou « éthique absolue ») et « éthique de responsabilité » [3]. Selon Weber, « l’éthique absolue ne s’interroge précisément pas sur les "conséquences" », et par exemple « le devoir de vérité » y « est inconditionnel » (p.191). Á l’inverse, pour l’éthique de responsabilité, « on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action » (p.192). Ce qui sépare ces deux éthiques, c’est donc l’attention ou pas aux effets de ce qui est dit et fait.

Si ces deux éthiques ne sont pas superposables, c’est que tant l’analyse machiavélienne classique que la sociologie moderne ont mis en cause « la thèse simple selon laquelle : le bien ne peut engendrer que du bien, le mal que du mal » (p.196). Car les intentions humaines vont rentrer dans des circonstances socio-historiques qui ne dépendent pas d’elles (contraintes issues du passé comme les rapports de forces ou les préjugés plus ou moins prégnants, chocs avec les autres intentions, etc.) et qui vont plus ou moins les dévier pour aboutir à un résultat rarement maîtrisé par une seule des intentions en présence. C’est ce que les sciences sociales contemporaines appellent « les conséquences non intentionnelles de l’action », pouvant aller, dans certains cas seulement, jusqu’à des « effets pervers », c’est-à-dire des conséquences inverses à celles recherchées. Dès le XVIème siècle, Machiavel avait perçu finement cet angle de vue de l’histoire humaine, à travers la dialectique entre « la fortuna » (les circonstances indépendantes de la volonté) et « la virtù » (l’habileté humaine permettant non pas de supprimer ou de maîtriser « la fortuna », mais de « saisir les occasions favorables » ou de freiner les circonstances défavorables) [4]. Weber ne tire pas de son analyse l’idée qu’il faudrait choisir l’une ou l’autre éthique, mais que l’on devrait tenter de les combiner en politique.

Qu’est-ce que ce type d’éclairage peut apporter lorsque l’on traite d’intellectuels critiques ? L’éthique de conviction peut être ici traduite en « éthique de vérité » : le philosophe et le savant (comme le journaliste), mais sous des modalités différentes, peuvent être guidés par le désir de défendre une vérité contre des évidences, des préjugés ou des mensonges installés sans se préoccuper des conséquences dans un contexte donné. Et cela d’autant plus qu’il y a des tendances fortes dans les milieux intellectuels (même les plus « matérialistes » et « marxistes » d’entre eux) à croire en pratique aux idées en soi, indépendamment de la façon dont elles sont situées dans des périodes historiques, dont elles baignent dans des rapports sociaux et dont elles font l’objet d’usages individuels et collectifs. C’est pourquoi Bourdieu invite les intellectuels, dans le sillage de Marx, à « réfléchir non seulement sur les limites de la pensée et des pouvoirs de la pensée, mais aussi sur les conditions de son exercice » [5].

Dans le cadre des Lumières tamisées qui est le mien [6], penser les dépendances socio-historiques de la pensée ne conduit pas nécessairement à abandonner la visée de vérité, mais nous incite à la mettre en rapport avec une éthique de responsabilité se souciant des conséquences du mode d’énonciation des paris de vérité que nous pouvons formuler les uns et les autres. Il ne s’agit donc pas d’abandonner l’idée de dire ce que l’on pense comme « vrai » à un moment donné (même si cela s’avère avec le temps des bêtises : qui n’a jamais pêché….), mais de s’interroger sur « comment le dire » en fonction du contexte et de ses effets prévisibles (mais pas nécessaires vu que justement le résultat final de nos intentions et de nos actions a une composante aléatoire). C’est pourquoi je serais amené à revenir à la fin de ce billet sur une querelle faite à Mediapart par le sociologue Razmig Keucheyan et le journaliste Pierre Rimbert à propos de « l’affaire Cahuzac » sur la dernière page du Monde diplomatique de mai 2013 dans un article intitulé « Le carnaval de l’investigation ». Or, Razmig Keucheyan est également un des co-auteurs d’En finir avec l’Europe.


Michéa, entre essentialisme et brouillage politico-intellectuel

De livre en livre, Jean-Claude Michéa énonce, reformule et affine depuis une dizaine d’années une thèse principale qui tend à opposer deux types d’essences dans l’histoire occidentale moderne : les essences du Mal constituées par les Lumières du XVIIIème siècle, le libéralisme (amalgamant le libéralisme politique et le libéralisme économique dans ce qui serait une seule logique nécessairement unifiée), l’individualisme et la gauche - toutes les quatre assimilées au capitalisme - et les essences du Bien représentées par le socialisme ouvrier originel et « la common decency » (quelque chose comme une civilité populaire ou sens commun de la solidarité et de la dignité) promue par l’écrivain britannique Georges Orwell, et qui prend souvent l’allure chez Michéa d’une caractéristique intemporelle propre à « la nature humaine » - ce qu’il caractérise alors dans Les mystères de la gauche comme « les fondements mêmes du lien social » (p.45) ou « la trame ultime du lien social » (p.91) - dégradée par le monde moderne. Les essences du bien auraient alors été perverties par les essences du mal, ce qui s’accélèrerait avec la phase néolibérale actuelle du capitalisme.


L'intégralité du texte de Philippe Corcuff sur Mediapart est à lire ici

Lu sur le site national du NPA

Essai : En finir avec l’Europe sous la direction de Cédric Durand

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