... et inauguraient l'entrée dans l'âge atomique
Photos du rassemblement anti-nucléaire, 70 ans de Nagasaki et Hiroshima (NPA 86)
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A lire ci-après l'analyse de la barbarie incarnée par le couple Auschwitz/Hiroshima que fait le philosophe allemand Anders (1902-1992)
Les 6 et 9 août 1945, les USA larguaient deux bombes atomiques, « Little Boy » sur Hiroshima, et « Fatman » sur Nagasaki. La défaite japonaise était alors déjà certaine. Il s’agissait de prouver aux yeux de la planète que l’armée de la première puissance mondiale maîtrisait une arme nouvelle, particulièrement puissante et meurtrière, dans le but de terroriser et de couper court à toutes les révoltes.
Le monde
entrait dans l’âge atomique et avec lui dans l’ère de sa possible
destruction. La terreur nucléaire, la question lancinante de la
possibilité de l’extermination de masse à une échelle jamais atteinte,
devenait un des déterminants essentiels des relations internationales.
Depuis l’arsenal nucléaire est devenu bien plus important, malgré les efforts des USA et de l’URSS pour empêcher d’autres États d’accéder à l’arme nucléaire avec le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Cliquer ici
Extraits sur l'analyse que fait Anders de la barbarie incarnée par le couple Auschwitz et Hiroshima
Il n'est peut-être pas exagéré de dire que la correspondance entre le philosophe et le pilote, dans laquelle on voit surgir, au fil des lettres, des sentiments de compréhension, de respect et même d'amitié entre deux hommes dont l'expérience, la culture, la sensibilité et les valeurs étaient au départ aux antipodes, eut non seulement des effets thérapeutiques importants sur Eatherly, mais affecta aussi de façon non négligeable la pensée de Anders. « Eichmann et toi- écrivait-il-, vous êtes deux figures de proue de notre époque. S'il n'y avait pas, en face d'Eichmann, des hommes comme toi, nous aurions tout lieu de désespérer. Vingt ans plus tard, il écrira encore avec gratitude à l'égard de Eatherly, qui lui avait fait comprendre que '' Eichmann ne peut pas être la seule incarnation de notre époque" ».
Depuis l’arsenal nucléaire est devenu bien plus important, malgré les efforts des USA et de l’URSS pour empêcher d’autres États d’accéder à l’arme nucléaire avec le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Cliquer ici
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6 août 1945, 8 h 15 à Hiroshima : « Mon Dieu, qu’avons-nous fait ? »
Hisroshima. «Comment décrire aujourd’hui ce que nous avons vu?»
Ce n'est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler
Howard Zinn, La bombe. De l'inutilité des bombardements aériens
HIROSHIMA : "NOUS AVONS INTÉRÊT À GAGNER SINON NOUS SERONS CONDAMNÉS POUR CRIME DE GUERRE"
Hisroshima. «Comment décrire aujourd’hui ce que nous avons vu?»
Ce n'est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler
Howard Zinn, La bombe. De l'inutilité des bombardements aériens
HIROSHIMA : "NOUS AVONS INTÉRÊT À GAGNER SINON NOUS SERONS CONDAMNÉS POUR CRIME DE GUERRE"
Extraits sur l'analyse que fait Anders de la barbarie incarnée par le couple Auschwitz et Hiroshima
Note préliminaire
Günther Anders (1902-1992) est un penseur et
essayiste autrichien juif d'origine allemande. Il est surtout connu pour avoir
critiqué la modernité technique, notamment envers le développement de
l'industrie nucléaire. Anders s'est intéressé aux défis techniques et éthiques
contemporains. Son sujet principal fut la destruction de l'humanité. Depuis
Hiroshima, il est l'auteur de nombreuses œuvres du mouvement antinucléaire
ainsi qu'un critique de la technologie déterminé. Il a traité du statut de
philosophe, de la Shoah et des médias de masse (jusqu'à vouloir être considéré
comme un « semeur de panique »). Tiré de la note de Wikipedia consacrée à cet auteur
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Avec
Hiroshima, un nouveau pas était franchi dans le processus de destruction [initié
par la solution finale dont Auschwitz est l'emblème], sa devise étant désormais
: " L'humanité tout entière est éliminable. " La société capitaliste
moderne atteignait ainsi le stade du « cannibalisme post-civilisé ".
Anders soulignera toujours ce rapport d'affinité constitutive, "matricielle",
entre les chambres à gaz et la bombe atomique. Dans les deux cas,
l'extermination a dépassé le stade de la guerre ; il ne s'agit plus de
supprimer un ennemi mais d'éliminer, par un procédé technique, une masse
d'individus pour lesquels toute possibilité de résistance est exclue à
l'avance. Depuis l'antiquité, toute l'histoire est jalonnée de massacres de guerre
qui semblent revêtir maintenant un caractère "humain " à côté des
exterminations froides, techniques, sans ennemi et sans résistance
expérimentées à Auschwitz et Hiroshima. Autrement dit, « la guerre, en tant que
destruction ou anéantissement, n'est plus une action stratégique, mais un
processus technique, qui lui enlève son caractère de guerre. L'homme qui
détruit les moustiques par les moyens de la technique moderne, "ne fait
pas de guerre", car il se borne à exécuter une tâche technique. De même Hitler,
lorsqu'il "introduisait" les prisonniers des Lager dans les
installations de liquidation, ne menait aucune guerre contre les Juifs, les
Tziganes ou les "sous-hommes", il ne faisait que les anéantir. Et ce
principe a eu ici [à Hiroshima et Nagasaki] sa continuation. Ici non plus
aucune résistance n'était admise. Nagasaki et les installations de liquidation
sont des crimes qui appartiennent à la même catégorie.
La
réification de la mort, implicite dans l'extermination industrialisée, pouvait
aussi se passer d'un attribut essentiel de tous les massacres de l'histoire :
la haine. La haine qui inspire le tueur n'a plus de raison d'être lors d'un
massacre planifié et exécuté comme un travail, dans lequel les victimes ont été
spoliées de leur humanité et réduites à l'état de matière première (dans les
camps nazis) ou transformées en simple cible géographique: le point fixé pour
l'explosion du champignon atomique (à Hiroshima). Dans les modernes
exterminations de masse, les victimes n'ont plus de visage. « L'obsolescence ne
concerne plus seulement le concept d'ennemi, mais tout ce qui relève de la
catégorie psychologique d'hostilité. »
Certes, il
ne serait pas difficile, d'un point de vue historique, de souligner les aspects
unilatéraux d'une telle approche. On pourrait rappeler que Hiroshima et
Nagasaki ne relevaient pas d'une politique génocidaire. On pourrait rappeler
aussi que la haine des Juifs fut une composante essentielle de la Solution
finale et que, sans en être une explication suffisante, l'antisémitisme en fut
néanmoins une prémisse nécessaire. Les bombes atomiques sur Hiroshima et
Nagasaki, en revanche, avaient une finalité essentiellement politique - faire
peser la puissance atomique américaine dans le nouvel équilibre mondial -, une
finalité que des centaines de milliers de Japonais payèrent de leur vie, mais
qui ne découlait pas d'une histoire séculaire de persécutions. On pourrait
enfin ajouter que, à la différence des camps d'extermination qui ne faisaient
qu'appliquer l'idéologie nazie, la bombe atomique fut un crime perpétré dans
une certaine mesure en dépit et contre la volonté de ses idéateurs, des
scientifiques dont les recherches étaient motivées par la crainte que
l'Allemagne nazie fût le premier pays à se doter de l'arme nucléaire. Certains
des concepteurs du Manhattan Project, tels Leo Szilard, en proposèrent
l'arrêt dès qu'il fut évident que l'Allemagne n'était pas en mesure de
construire une arme de ce genre avant la fin de la guerre et s'opposèrent à
l'emploi de la bombe atomique sur les villes japonaises.
Cependant,
en dépit de ses aspects unilatéraux, l'interprétation de Anders saisissait
certains traits fondamentaux communs à la Solution finale et à l'extermination
atomique. S'il est bien vrai qu'il n'y aurait pas eu de génocide juif sans
antisémitisme, la haine des Juifs théorisée par Hitler et le national-
socialisme ne pouvait, à elle seule, ni planifier ni réaliser la destruction de
six millions de Juifs dans l'ensemble de l'Europe. Si Hitler décida la Solution
finale, cette dernière ne put être mise en œuvre que par une machine
bureaucratique et administrative complexe composée de dizaines de milliers de
fonctionnaires qui souvent, comme l'a souligné Anders, ne faisaient qu'exécuter
des tâches. Le fonctionnement de l'appareil d'extermination n'était pour eux qu'un
simple « travail», dont ils pouvaient s'acquitter sans jamais se poser le
moindre questionnement d'ordre moral. Le crime routinisé dont Adolf Eichmann
avait fait sa profession n'avait besoin ni de haine ni de passion pour être
commis, il demandait la rigueur et la rationalité du travail "bien
fait", À l'instar des camps d'extermination nazis, la bombe atomique
impliquait la "neutralité morale" de ses exécuteurs. Peu importe,
dans ce cas, la différence de mentalité, d'orientation culturelle ou politique
des pilotes d'Hiroshima et des fonctionnaires des chemins de fer du Reich qui
assuraient l'arrivée des convois à Auschwitz, Treblinka et Sobibor. Ce qu'il
importe ici de souligner, c'est le fait qu'aucun engagement moral ne leur était
demandé dans l'accomplissement de leur « travail ».
Auschwitz et
Hiroshima étaient présentés par Anders comme les "deux exemples
classiques" de cette réification de la mort réalisée par des moyens
techniques lui donnant la forme d'un "travail propre". "Ces
exterminations - écrivait Anders - qui en réalité étaient des faits ou
plutôt des méfaits, avaient été assignées comme des travaux, c'est-à-dire
comme des jobs, à ceux qui devaient les exécuter. La conséquence créée
par une telle mystification - je n'entends pas ici la conséquence ultime: les
décombres et les cendres, mais l'avant-dernière: l'effet sur les exécuteurs -
est connue. Puisqu'ils avaient appris, en tant que créatures de l'âge
industriel, que le travail ne pue pas et qu'il ne peut même pas puer,
qu'il s'agit d'une activité dont le produit final ne concerne par principe ni
nous ni notre conscience, ils se chargeaient des meurtres de masse qui leur
avaient été confiés sous l'étiquette de "travail" sans la moindre
opposition, comme s'il s'agissait de n'importe quel autre travail. Sans
opposition, car ils agissaient avec la meilleure conscience. Avec la meilleure
conscience, car ils n'avaient pas de conscience. Sans conscience, car cette
tâche leur avait été confiée de telle façon qu'ils étaient exonérés de toute
conscience. « Offlimits pour la conscience »
Saisir le
fil de continuité qui rattache Auschwitz à Hiroshima signifiait, pour Anders,
reconnaître que les pulsions destructrices qui s'étaient déchaînées dans les
camps d'extermination n'étaient pas mortes avec la fin du national-socialisme
mais pouvaient se reproduire sous des formes nouvelles. Le génocide juif était
la forme spécifique que cette barbarie moderne avait pris dans le contexte de
l'Allemagne hitlérienne, avec sa cible désignée par des siècles d'antisémitisme
et conduite à l'abattoir par l'émergence d'un projet de remodelage de la carte
de l'Europe au nom de la biologie raciale, mais la tendance à l'élimination
d'une humanité désormais "obsolète" demeurait au cœur de la
civilisation technologique. La bombe atomique prouvait que le massacre
industriel n'était pas une spécificité nazie et que sa menace pour l'humanité
ne s'était pas dissoute avec l'évacuation d'Auschwitz, en janvier 1945. Le fait
que la bombe atomique fût larguée sur le Japon par les vainqueurs de
l'Allemagne nazie enlevait à ses yeux toute légitimité historique au procès de
Nuremberg. La signature du statut du Tribunal militaire international chargé de
juger les « crimes contre l'humanité» dont le nazisme s'était rendu coupable,
avait exactement coïncidé avec la destruction atomique de Hiroshima et
Nagasaki. La condamnation solennelle aux yeux du monde entier des crimes nazis "avait
lieu, dès le début, dans le cadre d'autres crimes contre l'humanité ".
Tirer un
enseignement universel de la rupture de civilisation qui s'était produite à
Auschwitz signifiait, tout d'abord, reconnaître la persistance de ses racines
au sein de la modernité elle-même. Anders était très proche, sur ce point, d'un
autre grand philosophe judéo-allemand dont il avait, pendant quelque temps,
partagé l'appartement de Santa Monica. Dans son introduction à Eros et
civilisation, Herbert Marcuse écrivait ceci : « Partout dans le monde de la
civilisation industrielle, la domination de l'homme sur l'homme augmente son
extension et son efficacité. Et cette tendance ne semble pas constituer une
régression éphémère, transitoire, sur la voie du progrès. Les camps de
concentration, les exterminations de masse, les guerres mondiales et les bombes
atomiques ne sont pas une "rechute dans la barbarie", mais
l'accomplissement non réprimé de ce que les conquêtes modernes offrent à l'homme
dans les domaines de la science et de la technique et dans l'exercice du
pouvoir. La soumission et la destruction de l'homme par l'homme se produisent
avec un maximum d'efficacité lorsque la civilisation a atteint son apogée,
lorsque les conquêtes matérielles et intellectuelles de l'humanité semblent
permettre la création d'un monde véritablement libre».
Marcuse
était sans aucun doute le penseur de l'École de Francfort qui présentait le
plus d'affinités avec Anders, dont il avait partagé en Allemagne la même
formation intellectuelle sous l'enseignement de Heidegger. Pour eux, il n'était
pas acceptable de se limiter à critiquer l'usage de la technique moderne
sous le capitalisme, car les exterminations de masse qui avaient marqué la
Deuxième Guerre mondiale constituaient une remise en cause de la technique en
tant que telle. Pour Marcuse, une finalité de domination est consubstantielle à
la raison technique des sociétés modernes : " Aujourd'hui, la domination
se perpétue et s'étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant
que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir
politique qui prend de l'extension et absorbe en lui toutes les sphères de la
civilisation. " Quant à Anders, il pense que " le danger qui
nous menace ne tient pas à un mauvais usage de la technique, il est inhérent à
l'essence même de la technique. "
Anders et
Marcuse étaient parfaitement lucides dans leur dénonciation et dans leur
critique d'un mythe, celui de la "neutralité" de la science et de la
technique. Comme la médecine et la biologie allemandes s'étaient pliées à l'idéologie
nazie et avaient ainsi apporté leur contribution à l'œuvre d'extermination, la
physique avait montré, à Hiroshima et Nagasaki, qu'elle pouvait devenir un
outil de destruction du genre humain. Poussée à l'extrême, cependant, une telle
conception pouvait se rapprocher de la thèse heideggerienne selon laquelle le national-socialisme
ne fut que le produit de "la rencontre entre la technique déterminée planétairement
et l'homme moderne"". Si la technique a remplacé les hommes dans le
rôle de sujet de l'histoire, alors il serait inutile de chercher une
responsabilité humaine pour les guerres, les crimes et les violences de ce
siècle. Auschwitz et Hiroshima seraient ainsi la conséquence de la technique,
non pas de choix et d'actes humains. L'humanité serait acculée à une condition
ontologique primaire dans laquelle les notions de conscience, responsabilité et
même de culpabilité n'auraient plus aucun sens. Or il est évident que, s'ils
ont été rendus possibles par le développement technique, Auschwitz et Hiroshima
ont tout d'abord été les produits de choix humains, dans un contexte historique
et dans le cadre de rapports de force sociaux et politiques bien déterminés.
Comme le montre sa correspondance avec Claude Eatherly que nous allons
maintenant analyser, Anders évitera cette dérive, laquelle demeure néanmoins
une des issues possibles de sa philosophie de la technique. On pourrait faire
les mêmes considérations au sujet de Marcuse qui sera obligé de constater,
après la guerre, l'impossibilité d'un dialogue avec Heidegger, "un homme
qui s'est identifié avec un mes du logos" n'était plus et évita tout
contact avec son ancien maître. Ni Marcuse ni Anders ne s'interrogèrent sur les
apories que l'héritage heideggerien aurait pu laisser au sein de leur propre
pensée.
Comme pour
Marcuse, le style de pensée de Anders découlait de la synthèse de deux éléments
formateurs : une critique de la modernité technique et industrielle, certes
influencée par l'enseignement de Heidegger mais surtout inspirée par une
profonde sensibilité humaniste, et une critique marxiste du capitalisme perçu
comme système social d'exploitation, d'oppression et de déshumanisation, deux
éléments auxquels s'ajoutait, dans le cas de Anders, une conscience sans doute
plus aiguë de sa propre judéité. La civilisation moderne ne se limitait pas,
comme par le passé, à exclure les Juifs; elle en faisait les victimes désignées
de ses techniques de destruction.
Cette
préfiguration d'une catastrophe sans rédemption révèle la trace laissée dans la
pensée de Anders par une certaine tradition juive et donne à ses écrits une
dimension « prophétique». Comme l'a écrit Gershom Scholem, "les auteurs
d'Apocalypses ont toujours eu une vision pessimiste du monde. L'histoire, à
leurs yeux, ne mérite qu'une chose, c'est de périr".
Eichmann et
le pilote d'Hiroshima
Vers la fin
des années cinquante, Anders reviendra à nouveau sur cette homologie entre
Auschwitz et la bombe atomique à l'occasion de sa correspondance avec Claude
Eatherly, un des pilotes de Hiroshima. Anders était désormais installé à Vienne
et commençait à être connu en tant que personnalité de premier plan du
mouvement contre la bombe atomique, lorsqu'il lut dans un magazine américain la
nouvelle des troubles psychiques et de la tentative de suicide de Claude
Eatherly. Ce qui le frappa le plus - et qui révélait aussi la "faute
morale" des États-Unis à l'égard du crime dont ils portaient la
responsabilité historique- fut le constat que personne ne songeait à établir
une relation quelconque entre l'acte que le pilote avait accompli et son état
psychique. Des spécialistes évoquaient son cas comme un exemple typique de
"complexe d'Œdipe", Anders écrivit à Eatherly, alors interné dans une
clinique, et engagea avec lui une correspondance dont il eut l'occasion de
vérifier plus tard les effets thérapeutiques. Le sentiment de culpabilité que
le pilote éprouvait après avoir découvert les conséquences de sa
"faute" - la "fonction symbolique" à laquelle il
avait été condamné sans en être conscient - montrait aux yeux d'Anders que
Eatherly était "resté" ou qu'il était "redevenu" un être
humain. Lui aussi il était, comme l'écrivait Anders dans sa première lettre,
"une victime d'Hiroshima". Le cas de ce jeune américain typique
illustrait parfaitement le paradoxe des massacres technologiques modernes dont
les exécuteurs pouvaient être parfois des "coupables
innocents". C'est ce que reconnaissaient d'ailleurs, dans une lettre
touchante à Eatherly, les "Girls from Hiroshima" qui, après avoir
connu sa situation, lui écrivaient ceci : "Nous avons appris à ressentir à
votre égard des sentiments de camaraderie et nous pensons que vous êtes une "victime
de la guerre comme nous-mêmes. "
En 1961, lorsque
le procès Eichmann à Jérusalem polarisait l'attention de l'opinion publique
internationale, Anders présentait le pilote d'Hiroshima comme "l'antithèse
vivante" du lieutenant-colonel SS responsable de la Solution finale.
Pendant le procès, Eichmann s'était défendu en affirmant avoir agi comme un simple
rouage de la machine meurtrière nazie, en évitant ainsi d'assumer ses propres
responsabilités. Ni avant d'être capturé et transféré en Israël, ni pendant le
procès, Eichmann n'avait jamais montré le moindre signe de remords. Il n'avait
pas essayé non plus de se cacher - comme d'autres l'avaient fait à Nuremberg -
derrière le voile de la naïveté ou de l'ignorance. Eatherly, en revanche, avait
agi en état de méconnaissance totale de la puissance de l'engin qu'il larguait
et des conséquences que cela provoquerait. Il avait été saisi par un sentiment
de culpabilité écrasant alors que personne ne l'avait accusé et il avait
déclaré être effrayé par l'horrible massacre dont il avait été l'agent
involontaire. Certes, il avait agi comme un simple rouage d'une machine de mort
dont il ne pouvait soupçonner l'ampleur mais cela ne pouvait pas alléger sa
conscience ni devenir le prétexte de son absolution. Il avait enfin compris
qu'il fallait parfois refuser d'"exécuter des ordres" et qu'il était
dangereux d'agir comme des "rouages" disciplinés et obéissants. Bref,
si Eichmann incarnait "la banalité du mal", Eatherly personnifiait
"l'innocence du mal" (die « Unschuld des Bosen »).
Il n'est peut-être pas exagéré de dire que la correspondance entre le philosophe et le pilote, dans laquelle on voit surgir, au fil des lettres, des sentiments de compréhension, de respect et même d'amitié entre deux hommes dont l'expérience, la culture, la sensibilité et les valeurs étaient au départ aux antipodes, eut non seulement des effets thérapeutiques importants sur Eatherly, mais affecta aussi de façon non négligeable la pensée de Anders. « Eichmann et toi- écrivait-il-, vous êtes deux figures de proue de notre époque. S'il n'y avait pas, en face d'Eichmann, des hommes comme toi, nous aurions tout lieu de désespérer. Vingt ans plus tard, il écrira encore avec gratitude à l'égard de Eatherly, qui lui avait fait comprendre que '' Eichmann ne peut pas être la seule incarnation de notre époque" ».
Ces passages
indiquent que, au-delà de l'hostilité de Anders à l'égard d'Ernst Bloch, sa
philosophie du désespoir n'était pas radicalement incompatible avec le
principe-espérance. S'il accusait l'auteur de Das Prinzip-Hoffnung de
se bercer d'un optimisme naïf et dangereux, ce n'était pas pour affirmer
l'impossibilité de toute émancipation humaine et sociale, mais seulement pour souligner
jusqu'à quel point les marges d'une action libératrice s'étaient restreintes et
surtout sur quelles bases une action libératrice pouvait être conçue. Autrement
dit, l'alternative classique "socialisme ou barbarie" ne se posait
pas à une humanité encore vierge, mais questionnait une civilisation qui était
déjà entrée dans une époque de barbarie moderne et avait commencé à
expérimenter la possibilité concrète de sa propre auto-destruction. Cette
menace pouvait et devait être combattue - comme le fit Anders toute sa vie - tout
en sachant que l'espérance n'était pas une porte grand ouverte vers un avenir
radieux mais se réduisait à un faible rayon de lumière qui filtrait par les
fissures d'un édifice appelé progrès, jadis glorieux et aujourd'hui en train de
s'écrouler après sa métamorphose en barbarie. Cette mince lueur d'espérance ne
devait pas faire oublier que Auschwitz et Hiroshima avaient déjà été et que,
même en détruisant toutes les armes atomiques, la possibilité d'en construire
de nouvelles ne pouvait pas être supprimée. A l'ontologie de Bloch, fondée sur
la catégorie utopique du " non-encore", Anders opposait le constat
lucide selon lequel une conscience "anticipante" ne pouvait pas
contourner la possibilité d'un "non-encore-ne-pas-être" (Gerade-noch-nicht-
Nichtsein). Toute préfiguration utopique d'une réalité autre que celle du
présent se révélerait un jeu bien naïf si elle ne prenait pas en compte notre condition
d'"utopistes inversés" dont les projections utopiques les plus
audacieuses restent bien en deçà d'une horreur absolument inimaginable,
potentiellement déjà inscrite dans le présent.
Annonciateur funeste d'une Apocalypse sans rédemption, Anders ne voulait pas abandonner la tradition marxiste mais
lançait un appel pour son aggiornamento. À une époque où aucune
frontière ne semblait plus séparer ontologie et éthique, la première tâche
d'une révolution était forcément "conservatrice". Pour pouvoir
"transformer le monde", comme le pro- posait Marx dans sa onzième
thèse sur Feuerbach, il fallait d'abord le préserver. C'est pourquoi lui,
intellectuel révolutionnaire issu et formé dans la tradition de la gauche
allemande, n'hésitait pas à se définir comme un "conservateur
ontologique"(ontologisch Konservativer). Son message rappelle de
près les "thèses" de Benjamin : il ne reste plus qu'un fil
d'espérance, mais ce fil n'a pas encore été coupé ; au contraire, il peut être
saisi à condition d'adopter une attitude philosophique "désespérée",
indiquant à l'humanité qu'elle se trouve au bord de la catastrophe, dans un
crépuscule de la civilisation, à la veille d'une véritable Endzeit.
Après
Auschwitz et Hiroshima, preuves concrètes que toute l'humanité est désormais
techniquement exposée au danger de son extermination, la seule posture
éthiquement et philosophiquement admissible consiste à considérer les hommes de
l'ère atomique comme des "survivants". Au fond, cette considération
ne faisait que rationaliser, dans un esprit universel, une expérience
subjective qui était celle du juif Günther Anders. Ce fut lors d'une
visite à Auschwitz, en juillet 1966, qu'il eut cette perception de soi-même
comme d'un "survivant". En regardant les objets des victimes, les seules
traces qui restent de millions de Juifs déportés dans les camps
d'extermination, il eut le sentiment d'avoir survécu par hasard, puisque lui
aussi était visé par la Solution finale. Muet devant ces objets muets "des
cheveux, des montagnes de cheveux ; des lunettes, des montagnes de lunettes ;
des valises, des montagnes de valises ; des chaussures, des montagnes de
chaussures", il fut envahi par la honte, autant absurde que naturelle et
spontanée, du Juif ayant survécu au génocide, la honte de constater que ses
cheveux, sa valise, ses lunettes et ses chaussures n'étaient pas dans le tas
bien qu'ils y fussent destinés. Le privilège de la survie n'engendrait aucune
fierté, était plutôt une source de honte : la honte éprouvée, avec une autre
intensité, par les rares survivants des camps d'extermination, comme Primo
Levi, qui affirmait que les rescapés n'étaient ni des héros ni les meilleurs ;
la honte assumée avec dignité par les deux jeunes filles japonaises auxquelles
Anders rendit visite, en 1958, dans un hôpital de Nagasaki. Cette « honte » juive,
qui résumait en elle la honte de toute l'humanité devant un siècle de barbarie,
fut une des racines les plus solides de la pensée de cet intellectuel révolté,
philosophe étranger aux milieux universitaires, militant sans parti, moraliste
pourfendeur de tout conformisme, révolutionnaire par désespoir.
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NPA 34, NPA