Intempestif et inespéré.
Voilà comment on peut caractériser l’émergence de ce mouvement d’indignation
collective dans l’Etat espagnol. Si on nous avait dit, le 14 mai 2011, que le
lendemain des milliers de personnes sortiraient dans les rues, que dans les
semaines suivantes les places seraient occupées, que des assemblées s’y
tiendraient et que le pouvoir serait défié par des actes de désobéissance
civile massifs, nous ne l’aurions pas cru. Mais les choses se sont bel et bien
passées ainsi. Deux ans et demi après l’éclatement de la « grande crise »,
les gens ont alors dit « Ya basta ! », « Ca suffit ! ».
[Sur la photo : "Nos rêves ne tiennent pas dans vos urnes !" ]
Photos de la manifestation de Madrid aujourd'hui
[Sur la photo : "Nos rêves ne tiennent pas dans vos urnes !" ]
Photos de la manifestation de Madrid aujourd'hui
Dans la périphérie de l’Europe, stimulés par les révoltes populaires dans le monde arabe, à la chaleur de la Qasba et de Tahrir, les gens ont récupéré et réoccupé l’espace public. Le « Printemps arabe » nous a rendu la confiance en nous-mêmes et dans la capacité collective à changer l’ordre actuel des choses. En regardant également du côté de l’Islande et de la Grèce, le 15M a rompu avec le scepticisme, la résignation et l’apathie ambiante. Un an après son éclosion, que reste-t-il de tout cela ? Qu’a-t-on obtenu ? Quels défis et perspectives sont devant nous ?
Ce mouvement d’indignation collective dispose toujours d’une forte légitimité.
Au-delà des milliers de personnes qui ont occupé les places, participé aux
assemblées et manifesté dans les rues, de nombreuses autres se sont senties «
représentées » par ce raz de marée indigné. Effectivement, avec un taux de
chômage de 23%, 174 expulsions de logement par jour et un foyer sur cinq vivant
en dessous du seuil de pauvreté, comment ne pas s’indigner, se révolter et
désobéir ?
Le 15M a été capable de dépasser l’habituel noyau d’activistes protestataires
en stimulant une nouvelle génération militante et en amenant de nombreuses
personnes à se lever de leur confortable fauteuil. Ce sont ces jeunes,
écologistes, femmes, anciens… qui ont composé le « peuple de la Plaza del Sol » à Madrid ou
de la « Plaza de Catalunya » à Barcelone.
Un an après le 15M, nous voyons comment, tant le pouvoir économique que le pouvoir
politique, ont été condamnés comme socialement responsables de la crise, et
cela en mettant en mettant en lumière les liens étroits et la complicité
qui les unit. C’est une démocratie de basse intensité qui a été démasquée ainsi
que sa confiscation par le pouvoir financier. Démocratie au sein de laquelle
ceux qui gouvernent ne sont pas au service des 99% mais bien du 1%.
On est parvenu à modifier l’imaginaire collectif et le panorama de fond. Si la
crise a représenté un tremblement de terre social, politique et économique,
l’émergence du 15M a, de son côté, provoqué un processus de
repolitisation de la société.
La profondeur de la crise et l’émergence du mouvement ont permis de « penser
grand » et « d’agir en grand ». Aujourd’hui, on n’exige plus simplement la
réforme du système bancaire, mais bien l’expropriation et la nationalisation
des banques, le refus de payer une dette injuste, illégitime et illégale. Le
répertoire d’actions s’est amplifié et radicalisé car il ne suffit plus
seulement de manifester et de sortir dans les rues ; aujourd’hui on occupe les
places, on bloque le trafic, on empêche les expulsions de logement…
La crise met en relief le fait que, souvent, ce qui est « illégal » est
légitime tandis que ce qui est illégitime est précisément ce qui est « légal ».
Occuper des maisons ou des banques est punissable tandis qu’expulser des
familles ou les escroquer est parfaitement légal. Face à une réalité aussi
injuste, pourquoi alors ne pas désobéir ou soutenir ceux qui le font ? C’est ce
qui constitue l’une des plus grandes victoires du 15M : légitimer ces formes de
luttes et les rendre socialement acceptables.
Quels défis et quelles perspectives sont devant nous ? Changer le monde de base
n’est pas une tâche facile, ni immédiate et c’est pour cela que le philosophe
Daniel Bensaïd soulignait qu’il est nécessaire de s’armer d’une « lente
impatience ». Il faut reconstruire un autre rapport de forces entre ceux qui
disposent du pouvoir et la majorité de la société et le chemin pour ce faire
sera long et pas toujours linéaire, ni prévisible. Dans ce sens, le 15M n’est
qu’un prologue du cycle de luttes qui a commencé. En même temps, au-delà de
quelques acquis défensifs, arracher des victoires concrètes est extrêmement
difficile. Malgré le fait que l’indignation et le malaise social s’accroissent,
les politiques d’austérité s’intensifient.
Lutter contre la stigmatisation, la criminalisation et la répression constitue
une autre tâche fondamentale dans la période actuelle. L’érosion de l’Etat de
droit s’accompagne de l’émergence d’un Etat d’exception. On constate qu’au fur
et à mesure que l’Etat providence recule, c’est l’Etat policier qui s’avance.
On commence par stigmatiser ceux et celles qui se mobilisent en les taxant de «
perroflautas » (*), puis on passe à leur criminalisation en disant qu’il s’agit
d’« anti-systèmes violents » et on aboutit à leur répression au travers des
arrestations préventives, de pages web de délation, etc. Il s’agit de créer un
« ennemi intérieur » pour justifier sa répression.
La politique de la peur et de l’intimidation est une autre face de la politique
d’austérité. Mais le caractère massif des protestations est le meilleur
antidote contre ces mesures. Comment stigmatiser des grands-pères et des
grands-mères qui occupent la clinique publique de leur municipalité pour
empêcher sa fermeture ? Comment justifier la répression brutale de gens qui se
défendent avec des livres dans les mains ? On peut le faire, et ils le font,
mais ce n’est pas sans payer un coût élevé par rapport à l’opinion publique.
Jusqu’à présent, la répression a été un boomerang qui s’est retourné contre le
pouvoir.
On a souvent dit qu’avec le 15M « la peur a disparu », mais la « peur »
continue à être très présente dans les lieux de travail où le capital domine
toujours sans presque aucune secousse. La soumission des directions des
syndicats majoritaires face au gouvernement et au patronat pèse comme une chape
de plomb sur l’ensemble des mouvements sociaux. Un syndicalisme de combat est
nécessaire, avec comme centre de gravité non pas la concertation par en haut
mais bien la lutte par en bas et la défense d’une culture de mobilisations et
de solidarités.
Si le mouvement exprime un changement radical de paradigme, il ne peut pas non
plus oublier d’autres aspects fondamentaux de la crise, au-delà des questions
économiques et de la lutte contre l’austérité, de la dette et des
privatisations. Le volet écologique et climatique de la crise est un élément
central. Il n’est pas possible de penser un « autre monde » sans combattre la
logique productiviste d’un système qui ne tient pas compte des limites de la
planète. Crise économique et écologique sont intimement entremêlées. Une
alternative n’est pas non plus possible si on ne cherche pas à en finir avec un
système patriarcal qui « invisibilise », précarise et ne reconnaît
pas le travail des femmes. Sans détailler ce point, la crise économique
actuelle a clairement un impact majeur sur les femmes.
La coordination internationale constitue un autre grand défi à résoudre. Même
si le mouvement a compté avec des journées de mobilisations globales réussies,
comme celle du 15 octobre 2011 et aujourd’hui celles du 12M et du 15M, sa
coordination internationale est encore faible. Le capitalisme est global et en
conséquence les résistances qui s’y opposent doivent également être globales,
internationalistes et solidaires. Des places publiques à l’indignation mondiale
il y a un chemin de va et vient par lequel il faudra transiter toujours
plus.
En regardant un an en arrière, peu de personnes auraient pu prévoir l’ampleur
des mesures d’austérité (allant jusqu’à modifier la Constitution afin de
plafonner le déficit public) ou de répression (avec la réforme du Code pénal
destiné à punir sévèrement les actions directes non violentes), mais bien peu
aussi auraient pu imaginer ce raz de marée indigné qui a secoué avec force le
paysage politique et social. Dans les périodes de convulsions, les certitudes
sont fragiles et nous n’en avons qu’une seule qui ne le soit pas : ceux qui ont
le pouvoir ne renonceront pas à leurs privilèges sans réagir.
Nous ne connaissons pas l’issue de ce combat entre « ceux d’en haut » et « ceux
d’en bas », mais nous savons que si nous ne luttons pas, la partie sera perdue
d’avance.
(*) Terme méprisant utilisé par les réactionnaires pour désigner des jeunes «
hippies » ou « baba cool jouant de la flûte (« flautas ») et accompagnés de
chiens » (« perro »), NdT.
*Esther Vivas vient de publier, avec Josep María Antentas, l’ouvrage “Planeta
indignado. Ocupando el futuro” [Planète indignée. Nous occupons le futur] (Ed. Sequitur)
**Article publié sur « Público.es », le 11/05/2012. Traduction française
par Ataulfo Riera.
+info: http://esthervivas.com/francais
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