Fafet, Amiens Nord : un quartier laissé au bord de la route (Côté quartiers)
Illustration : police.jpg
Témoins des affrontements de la nuit de lundi à mardi, les
habitants de Fafet-Brossolette reviennent sur les raisons de cette
colère. Ils décrivent un quartier ghéttoïsé, durement touché
par le chômage, où la réponse policière ne suffira pas.
Décrétée zone de sécurité prioritaire il y a à peine deux semaines
par Manuel Valls, le quartier Nord d'Amiens (Somme) s'est embrasé dans
la nuit de lundi à mardi. Si la plupart des médias
imputent le déclenchement de cette nuit de violences à un contrôle
de police musclé, c'est oublier le contexte dans lequel il a été
effectué. Il faut remonter à jeudi dernier, jour du décès
accidentel de Nadir Hadji, un jeune homme de 20 ans, dont la moto a
percuté une voiture. Vendredi, l'annonce de sa mort a anéanti l'ensemble
du quartier Fafet-Brossolette. « Je n'avais
jamais vu autant de monde dehors. Il y avait des parents, des
grands-parents, des enfants. Tout le monde est sous le choc. Nadir était
petit-fils de harkis, c'est toute cette communauté qui est
en deuil aujourd'hui », raconte une travailleuse sociale.
Jusqu'à dimanche l'ambiance était au recueillement. Dans la soirée, un
contrôle policier déclenche une avalanche de colère de
la part des habitants. Mais deux versions des faits s'affrontent :
pour la mairie, des policiers auraient voulu contrôler un automobiliste,
alors qu'il était en excès de vitesse, qui n'avait
pas ses papiers. Point. Pour la famille et quelques habitants
présents, ce contrôle présenté comme « banal », ne l'a pas été. Fatiha,
la tante du défunt, raconte ce qu'elle a vu :
« Un jeune a été contrôle à la hauteur du kiosque. Il n'avait
pas ses papiers mais tout le monde était en état de choc. Les policiers
de la BAC se sont acharnés sur lui. La père de Nadir
est intervenu en demandant aux policiers d'arrêter, de nous laisser
tranquilles. Ca a dégénéré. Un des policiers de la BAC a insulté mon
beau-frère en disant : « Ton Lucky Luke
n'est plus là pour te défendre, on va casser de l'Arabe ». Les
mères sont sorties de la maison, qui est tout près du kiosque, pour
calmer le jeu. Mais ça n'a rien changé. Les policiers
ont appelé du renfort et ont commencé à gazer. Les jeunes n'ont pas
pu se retenir, ils se sont énervés. Il y avait des bébés et des
personnes âgées. Ma nièce et mon neveu ont pris des coups de
flash ball. Vous imaginez ? C'est un manque de respect, on n'est pas
des animaux ». Fafa, proche de la famille, ne décolère pas. Elle ne comprend pas les provocations des
policiers : « On était en plein repas de deuil dimanche. Ils ont
commencé dans l'après-midi à contrôler des petits de 13 ans qui
jouaient au ballon pas loin de la maison. Ils ont
été trop loin, ils ont choqué tout le monde », dit-elle encore abasourdie.
Une marche blanche pour dire la colère et réclamer le respect
Lundi, pour dire sa colère, la famille décide d'organiser, avec
l'association Action vérité, une marche blanche du quartier Nord vers la
préfecture. Pour Françoise, habitante du quartier et
participante de la marche, tout s'est déroulé dans le calme. Mais
les 150 habitants ont trouvé porte close : « C'était une marche pour
dire notre colère et pour demander du respect
de la part des policiers. Je vis dans un appartement au
rez-de-chaussée et je vois comment les policiers s'adressent aux jeunes.
Ils sont tout le temps dans la provocation. Ils les tutoient, les
contrôlent sans cesse. La dernière fois encore, j'ai vu un car de
police qui est passé quatre ou cinq fois devant un groupe de jeunes
assis sur un banc. Comme ils ne réagissaient pas, les flics
ont fini par les insulter. C'est irresponsable. Ils savaient que le
quartier était sous le choc, pourquoi est-ce qu'ils ont insulté le père
de Nadir ? ».
Un membre de la famille et de l'association sont finalement reçus
par le directeur de cabinet du préfet et par le directeur adjoint de la
DST (direction de la surveillance du territoire).
« Ils leur ont dit qu'on ne pouvait rien faire de particulier et
que les personnes qui avaient été lésées pouvaient aller porter
plainte. C'est tout », relate Françoise. Aucune
réponse donc sur les agissements des policiers de la BAC... « On voulait que la préfecture condamne leur attitude, on ne peut pas accepter d'être traité ainsi, encore moins quand l'un
des nôtres est mort. On venait réclamer de la justice », renchérit Fatiha, la tante.
La nuit où le quartier s'est embrasé
Le même lundi, peu après la marche, tout s'est accéléré. Environs
150 policiers et CRS postés aux abords du quartier, venus renforcer
leurs collègues, sont la cible vers 21 h 00, de tirs de
chevrotine, de mortier et de jets de projectiles jusqu'à 4h00 du
matin. Les forces de l'ordre répliquent avec des gaz lacrymogènes et des
tirs de gomme-cogne. Bilan : seize policiers blessés
dont un plus gravement touché, un restaurant de collège, une salle
de sport, un centre de loisir, une école maternelle détruits par le feu
ainsi que 20 voitures et 50 poubelles brûlées. Adjointe
au maire à la sécurité, Emilie Thérouin a fustigé « une marche
blanche, loin d'être calme. Deux fonctionnaires de police ont été
molesté par des jeunes encagoulés. Cela dit, la famille a
été reçu et on comprend leur douleur. Ce contrôle était une
malheureuse coïncidence. Mais il n'y a pas d'excuses à la violence. Des
fonctionnaires ont été pris pour cible et c'est
inacceptable ». Cependant, sur la question sociale, reconnaît-elle, la rénovation urbaine ne « résout pas tout ». « Il
faut revoir la manière d'impliquer les
habitants. Avec la zone de sécurité prioritaire, nous ne donnerons
pas qu'une réponse policière, il faut aussi des moyens humains et plus
d'éducateurs ».
Jacques, président de l'APREDA, association sportive de prévention qui gérait la salle de sport, est anéanti : « C'est
trente ans de boulot partis en fumée. On est sous le choc, on
essaie de voir des élus pour trouver un autre local. On espère que
la mairie fera ce qu'il faut... Nos quatre-cent adhérents nous ont
envoyé des messages de soutien. Mais bon, le problème est
ailleurs ». Sans s’appesantir sur l'incendie, Jacques préfère pointer les causes structurelles : « Les
politiques ont tout misé sur la rénovation. Mais les gens, ils s'en
foutent du bâti s'ils ont pas de boulot. A part notre salle, il n'y
avait pas grand chose dans le quartier. Les éducateurs sont débordés.
Beaucoup de personnes âgées vivent isolées. Les enfants
voient des parents au chômage. La ghettoïsation, ici, on est en
plein dedans. Rien n'a bougé pour les gens depuis trop longtemps ».
Un quartier abandonné par les pouvoirs publics
Le quartier
Fafet-Brossolette-Calmette, où vivent 15 000 habitants, est de loin
le plus enclavé de la zone nord de la ville, séparé par la grande route
de Doullens du reste du quartier Nord. Composé par une
communauté harki importante, arrivée en 1963, peu après
l'indépendance de l'Algérie, Fafet a ensuite accueilli de nombreuses
familles immigrées pauvres. Depuis plus de vingt ans, cet ensemble de
maisonnettes et de bâtiments n'ont cessé de se dégrader. Les deux
petits commerces d'appoint ont fermé il y a une quinzaine d'années.
Restent l'Albatros, une salle des fêtes, et quatre ou cinq
associations qui tentent de maintenir du lien social. Pas de
boulangerie, pas d'espace de jeux, pas de terrain de sport, pas de
maison pour tous, pas de centre de loisir, pas de poste, ni de
banque. Fafet est resté sur le bord de la route. Depuis quatre ans,
la rénovation urbaine se mène avec difficulté. Les bâtiments de
Brossolette, qui accueillaient de nombreux logements, sont
voués à la démolition. Mais cette rénovation inquiète et cristallise
les tensions. Peu informés sur les possibilités de relogement par
l'Opac, le bailleur social, les habitants regrettent de
perdre des habitations spacieuses et peu chères. A part une
consultation par boîte aux lettres interposées, l'Opac a du mal à
recueillir l'avis de ces amiénois. Il y a quelques semaines, une grue
de chantier a été incendiée par des jeunes encagoulés. Puis le
renfort de gendarmes avait permis aux ouvriers de poursuivre la
démolition. Le calme régnait dans le quartier. La présence des
gendarmes, selon Françoise, ne posait aucun problème : « Ils sont polis, ils parlent aux jeunes et leur donnent même des conseils sur le port du casque. Si les policiers
s'adressaient à nous comme ça, il y aurait moins de problèmes », assure-t-elle. Pour une des éducatrices qui travaille à Fafet, et dont la structure réclame désespérément un poste
supplémentaire, ce quartier n'a jamais bénéficié du développement économique de la ville d'Amiens : « Elle
s'est embellie et embourgeoisée mais ce quartier n'a jamais reçu la
moindre attention. Je côtoie pourtant des jeunes et des parents avec
une énergie exemplaire et une capacité de faire très impressionnantes.
C'est du gâchis ».
Ixchel Delaporte
Photos : DR
Le point de vue de : Christophe Baticle, sociologue, enseignant à l'Université de Picardie
La
police intervient parfois de manière musclée et spectaculaire. Ca
produit un effet
de déhumanisation. Les capacités de résistance subjective
des habitants sont incroyablement puissantes. Mais tout de même, quand
on traverse le quartier Fafet, on peut dire que les
conditions sont réunies pour que ça explose. Du point de vue
du bâti, d'abord, les immeubles sont délabrés, lles poubelles
calcinées, les cages d'escalier peu entretenues. Le quartier a
été totalement lâché par les politiques. Le refus de la
destruction des immeubles au lieu-dit Brossolette était un signe
annonciateur. Fafet est devenu le lieu du combat. On parle du
quartier Nord d'Amiens mais il y a une multitude d'entités
et de micro-quartiers : Fafet, Brossolette, Calmette etc.. En toile de
fond, la problématique est socio-économique et
identitaire, même si la question territoriale s'avère
centrale: le "chez nous".
Conséquence
logique, le logement cristallise les tensions récurrentes entre
habitants
et forces de l'ordre et au delà avec les institutions. Une
consultation a été mise en place par l'office HLM d'Amiens sur la
rénovation urbaine, mais les gens n'ont pas répondu à des
questions abstraites. Pour l'office, il était évident que
les loyers n'augmenteraient pas, que le relogement se ferait en priorité
avec les habitants du quartier dans des pavillons. Mais,
on sent bien que les bâtis coûteront plus chers pour
rentabiliser les investissements. La place des habitants n'est pas
assurée et ils le savent.
Dans
ces conditions, la réponse policière faite par le biais des zones de
sécurité
prioritaire a-t-elle un sens ? En tous les cas, ce n'est pas
une réponse de dialogue. Elle ne cherche pas à défaire "cette escalade
d'ensauvagement réciproque". D'un côté, on a des
policiers qui doivent contrôler des populations et tenter de
les "dompter" tant bien que mal et de l'autre on a des populations qui
se sentent traitées comme des sauvages. Ca fait plus de
vingt ans que ce quartier est délaissé. Tous les acteurs
sociaux réclament de remettre la sociabilité dans les quartiers, donner
les moyens humains aux associations. La question
territoriale est la partie émergée de cet iceberg de misère.
Du
côté de Valls et de Hollande, il y a un enjeu politique : ne pas
apparaître comme
laxiste surtout lorsqu'on tergiverse autant pour prendre des
mesures contre l'augmentation du coût de la vie. C'est aussi là dessus
que le gouvernement était attendu... A l'évidence, il
est plus facile, en début de mandat de prendre des mesures
radicales et sécuritaires que d'avoir un discours précis et novateur sur
le plan économique et social. La seule solution
crédible de la part d'un gouvernement de gauche serait de
dire puisque certains territoires ne sentent plus partie prenante de la
République, alors il faut leur faire une place. Mais la
note financière de la France plane...
Fafet, Amiens Nord : un quartier laissé au bord de la route
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