Pour en finir avec l’adjectif « musulman » (ou « islamique »)
(par Alain Gresh, Le Monde Diplomatique)
[ci-dessous aussi le Tract des militants du NPA de Gennevilliers: "Tu fais Ramadan : t’es viré !"]
Parmi
les sujets les plus controversés sur ce blog, il y a, bien sûr, le
conflit israélo-palestinien, mais aussi l’islam, sa place, son rôle.
S’agit-il d’une religion à part, fondamentalement différente des autres
croyances ? La doctrine religieuse, voire le Coran, permettent-ils de
comprendre ce qui se passe dans le monde dit musulman ? Existe-t-il
d’ailleurs une entité cohérente « monde musulman » (ou « islamique ») ?
Ou « une société musulmane », « une science musulmane », « une histoire
musulmane » ?
Que cette religion reçoive un traitement à part en France et en
Europe, cela ne fait aucun doute. Imagine-t-on un éditorialiste français
écrivant « je suis un peu judéophobe » ? Et pourtant Claude Imbert a écrit, sans en être discrédité, « je suis un peu islamophobe ».
J’en suis persuadé, il existe en France, et plus largement en Europe,
une islamophobie. Mais elle couvre évidemment des phénomènes
différents :
Quoiqu’il en soit, une des erreurs essentielles que l’on retrouve
chez nombre de commentateurs est leur tentative d’expliquer le monde
musulman actuel, ses forces politiques, ses conflits, par l’islam.
Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire que le prophète Mohammed ayant
été chef militaire, cela expliquerait le caractère guerrier de l’islam
(ce qui serait fondamentalement différent du christianisme) ; ou que
telle ou telle sourate du Coran, éclairerait les actions d’Al-Qaida ?
Cette vision n’est pas nouvelle (« Une seule âme arabe, religieuse, fanatique et fataliste »),
mais elle est dangereuse. Paradoxalement, elle est partagée par les
groupes islamistes les plus radicaux : pour eux aussi, il existerait une
religion musulmane intemporelle, un corps de dogmatique inamovible, une
charia immuable (depuis la prédication de Mohammed).
C’est tout l’intérêt du livre de Sami Zubaida, professeur émérite de
sciences politiques et de sociologie à l’université Birkbeck de Londres,
Beyond Islam. A New Understanding of the Middle East (I. B. Tauris, Londres, 2011). Je reprendrai ici les principaux arguments défendus dans sa longue introduction.
Dès le départ, l’auteur annonce sa volonté « de “désacraliser” la région (le Proche-Orient),
en mettant en question le rôle prédominant attribué à la religion dans
beaucoup d’écrits qui appliquent le qualificatif d’islamique (ou
musulman) à leur culture et à leur société ». Existe-t-il vraiment,
s’interroge-t-il, un art islamique, une musique islamique, une science
islamique, une politique islamique ?
La région concernée a connu, depuis la fin du XVIIIe siècle, « un processus de modernisation qui a entraîné une déconnexion (dis-embedding) entre la religion et les pratiques et institutions sociales. (...) Ce
processus, que nombre d’historiens et de sociologues, ont appelé
“sécularisation”, n’a pas de rapport avec l’intensité ou la force des
croyances et des pratiques religieuses, mais fait référence à la
séparation structurelle et institutionnelle des sphères sociales de la
religion et des autorités religieuses ».
Un autre aspect de la religion doit être pris en compte, elle « a
toujours représenté un marqueur communautaire et politique, créant des
frontières autour de groupes de foi et de leurs institutions, qui
peuvent se transformer en frontières de conflit dans certaines
circonstances ». Cela est particulièrement vrai pour l’islam, car le
capitalisme, la modernité et la sécularisation ont été imposés de
l’étranger et souvent considérés par les populations locales comme « chrétiens ». Et l’islam a joué un rôle important dans les idéologies de résistance à cette domination occidentale.
Et l’on arrive donc à cette situation paradoxale :
« Au Proche-Orient, comme dans le monde dit musulman, nous avons
des sociétés et des systèmes politiques largement sécularisés qui se
combinent avec des idéologies sacrées défendues aussi bien par les
pouvoirs que par les oppositions. (...) Et plus les sociétés sont
sécularisées, plus les autorités religieuses et les mouvements
d’opposition veulent les décrire comme islamiques. »
Zubeida n’accepte pas l’idée qu’il y aurait différentes modernités
(ce que défend, par exemple, Ernest Gellner, à qui il consacre un
chapitre de son ouvrage). Pour l’auteur, le moteur de la modernité est
le capitalisme qui produit différents changements sociaux dans le monde
entier et qui n’est pas le produit d’influences culturelles de
l’Occident. Bien sûr l’expansion du capitalisme a eu des effets
différenciés – y compris en Angleterre ou en France –, mais ils ont des
points communs :
« Les processus communs et les conséquences du capitalisme qui
constituent la modernité comprennent la destruction des communautés
primaires de production et d’échange fondées sur les liens de parenté,
gouvernées par une autorité patriarcale, consolidées par la religion et
la tradition, et défendues par des institutions et des pouvoirs
politico-religieux. » Cela se traduit par la production de
marchandises, des échanges monétisés, l’individualisation du travail,
etc., favorisant l’émergence de l’individu autonome.
Dans ce contexte, il n’existe pas de « modernités alternatives » : il
s’agit simplement, que ce soit en Arabie saoudite ou en Iran, de la
volonté des dirigeants de s’opposer à cette modernisation (notamment la
libération de l’individu), tout en appliquant les règles du capitalisme.
Existe-t-il alors, s’interroge Zubeida, une culture et une
civilisation distincte qui devrait être comprise par l’Occident ?
Peut-on parler de culture musulmane, alors que les musulmans
appartiennent à de multiples nationalités ou ethnies, et que leurs
manières de s’identifier à leur religion, leurs styles de vie, leurs
idéologies sont si différents ? Malgré les quelques constances de la
religion – la référence au Coran et à l’unicité de Dieu, et encore
soumis à de multiples déclinaisons –, il existe d’autant moins une
culture musulmane que toute culture est en mouvement et en
transformation permanente.
Zubeida rappelle que les trois religions monothéistes ont des corps
de doctrine similaires sur la sexualité, le blasphème, les pratiques
morales, etc. L’affirmation que les vérités religieuses ont la
prééminence sur les vérités scientifiques se retrouve aussi bien dans
l’islam que dans le christianisme. Et la peur née dans les sociétés
européennes de la fatwa contre Salman Rushdie ne provient-elle pas du
fait que ces sociétés ont connu les mêmes condamnations religieuses en
d’autres temps ?
L’auteur en vient ensuite à la charia, qui est le point clef de la doctrine de toutes les forces islamistes. « Un
grand nombre de personnes sont convaincues que la charia est un corps
déterminé de droit fondé sur les sources canoniques, qui incarne les
vertus islamiques. On suppose également que cette forme de droit a
prévalu dans les sociétés musulmanes à travers l’histoire, et a été
perturbée par le colonialisme ou par les intrusions occidentales qui ont
imposé des systèmes juridiques étrangers que les élites occidentalisées
et les dirigeants corrompus ont accepté. »
Le problème c’est que personne n’est d’accord sur le contenu de la
charia ni sur les institutions qui doivent la mettre en oeuvre. Il en
existe de nombreuses interprétations dont on a pu voir l’évolution à
travers l’histoire.
Je ferai une digression pour donner un exemple que j’ai déjà évoqué :
le droit de vote des femmes. Au début des années 1950, les femmes
égyptiennes sont descendues dans la rue pour demander le droit de vote.
L’Azhar, la plus haute institution de l’islam sunnite, publie une fatwa
affirmant que ce droit serait contraire à la loi musulmane. Soixante ans
plus tard, les femmes votent partout dans le monde musulman (à
l’exception de l’Arabie saoudite où personne ne vote, si ce n’est dans
des scrutins locaux qui n’ont aucune portée). La question « est-ce que
l’islam (ou la charia) est compatible avec le droit des femmes ? » est
ainsi résolue dans la pratique (comment les autorités musulmanes le
justifient est leur affaire, même si les débats internes sur cette
question sont intéressants).
Sur la charia, on lira avec profit La charia aujourd’hui, sous la direction de Baudouin Dupret (La Découverte, 2012).
Zubeida se penche ensuite sur divers aspects du débat sur la loi
islamique : la finance islamique, les rapports de sexe, l’homosexualité,
l’alcool.
Il rappelle ainsi que la finance dite islamique n’a émergé que dans les années 1970, qu’elle est « une innovation totale, sans aucune racine dans l’histoire ».
Et que les banques dites islamiques, malgré la suppression de
l’intérêt, fonctionnent comme les autres banques à travers le monde,
avec le même taux de profit pour les investisseurs.
Quant aux questions de genre et au statut des femmes, là aussi on
assiste à une évolution et à une lutte pour les droits de celles-ci,
souvent menées au nom d’une lecture renouvelée des textes religieux. Il
existe même désormais un courant qui se réclame du féminisme islamique.
L’auteur consacre un développement à l’homosexualité, rappelant
combien sa pratique a longtemps été acceptée dans des pays musulmans,
mais sans jamais l’identifier, comme c’est le cas aujourd’hui en
Occident, à une orientation sexuelle ou à une identité (sur le même
sujet on lira le livre de Joseph Massad, Desiring Arab, University of Chicago Press, 2007).
En conclusion, Zubeida revient sur l’adjectif islamique accolé à l’histoire, la science, l’art, etc. « L’usage
de ce terme implique que l’essence de ces régions est l’islam et
confirme leur opposition à l’Occident chrétien. Pourtant, cet Occident
est rarement qualifié de chrétien quand on évoque son histoire, ses
arts, ses sciences, etc. » : l’histoire de l’Europe n’est pas une histoire chrétienne, même si l’Eglise a joué un rôle important.
On peut résumer le propos de Zubeida en reprenant le grand penseur Edward Said sur l’islam : « Quand on parle de l’islam, on élimine plus ou moins automatiquement l’espace et le temps. » Et il ajoute : « Le
terme
islam définit une relativement petite proportion de ce qui se passe dans
le monde musulman, qui compte un milliard d’individus, et comprend des
dizaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et, bien sûr,
un
nombre infini d’expériences différentes. C’est tout simplement faux de
tenter de réduire tout cela à quelque chose appelé islam […]. » (cité dans Alain Gresh, La République, l’islam et le monde, Hachette, 2006).
Pour en finir avec l’adjectif « musulman » (ou « islamique »)
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NPA. Les musulman-e-s ne sont pas un danger, l'islamophobie si !
samedi 4 août 2012
Tract des militants du NPA de Gennevilliers (voir aussi ci-dessous)
Tu fais Ramadan : t’es viré !
Le « défaut d’alimentation et d’hydratation pouvait conduire ces agents à ne plus être en pleine possession des moyens requis pour assurer […] la sécurité physique des enfants », voilà la raison invoquée par la Mairie de Gennevilliers pour justifier la suspension le 20 juillet (annulée le 31 juillet et qu’elle n’appliquera pas aux équipes du mois d’août) de 4 animateurs qui jeûnaient, du lever au coucher du soleil, en ce mois de Ramadan.
Le jeudi 2 août, c’est un licenciement (rupture de
période d’essai), celui de Belkacem, dans une colonie de
Cherves-Richemont, qui a été rapporté par le Bondyblog. Ce blog est
celui qui a révélé « l’affaire » de Gennevilliers, générant la
mobilisation d’associations, de collectifs anti-racistes et du syndicat
Solidaires, ce qui a permis d’ouvrir la polémique dans la presse et de
faire reculer le maire (qui a, lui, reçu le soutien, un peu encombrant
pour un communiste, du FN).
L’argumentation utilisée par l’équipe de direction
du centre de Cherves-Richemont est la même que celle de la Mairie de
Gennevilliers.
La « sécurité des enfants » : fantasme et réalités ou l’inversion des responsabilités.
Alors que jamais un accident n’a eu ses causes attribuées au jeûne de Ramadan dans un centre d’animation (l’accident qui a eu lieu en 2009 dans une colo de Gennevilliers ne résulte pas du jeûne de l’animatrice selon les rapports médicaux utilisés dans le procès), des directeurs de centres de vacances décident que faire Ramadan c’est, a priori, dangereux.
Par ailleurs, le risque de faire un malaise ou de
baisser sa vigilance ne sont pas réservés aux jeûneurs et des dizaines
de raisons peuvent mener à ce type de défaillances : ce qui permet de
pallier cela, c’est l’embauche d’assez de personnel pour qu’en cas de
mise en défaut d’un animateur (quelle qu’en soit la cause !), les
enfants ne se retrouvent pas sans adulte de référence.
En réalité, la sécurité des enfants ne peut être
assurée qu’à travers une présence d’adultes en nombre important et non
réduit au minimum, comme c’est le cas dans l’immense majorité des
structures d’animation : les suspenseurs/licencieurs inversent donc
totalement les responsabilités.
Par ailleurs, dans son communiqué, la fédération
syndicale Solidaires a très bien démontré que, pour la sécurité des
enfants, la première urgence serait de ne pas faire des contrats de
travail ne garantissant aucun temps de repos journalier et obligeant les
animateurs à travailler 6 jours sur 7.
Et n’oublions pas le scandale du salaire des
animateurs qui ressemble bien plus à de l’argent de poche qu’à la paie
d’un poste à responsabilités.
Stigmatisation, exclusion, paternalisme = islamophobie.
Quelle que soit l’intention de départ, nous sommes face à une décision intolérable qui alimente, en même temps qu’elle repose sur, la logique raciste islamophobe actuelle : stigmatisation, discriminations, criminalisation et exclusion croissantes des musulmanes et musulmans (ou « d’apparence musulmane » selon l’explicite formule de feu Sarkozy).
Cette décision, en plus d’être contraire au droit
du travail, est discriminatoire quelles que soient les intentions des
décideurs.En effet, les licencieurs/suspenseurs ont pris une décision
d’exclusion ne s’appliquant concrètement qu’aux seuls musulmans.
Ils ont considéré et entretenu l’idée que des
adultes qui décident de faire Ramadan sont, en plus d’être dangereux,
irresponsables ou immatures, car incapables de savoir eux-mêmes s’ils
sont en capacité d’assurer leur mission auprès des enfants dans ces
conditions.
Ils se sont opposés pratiquement à la liberté de
conscience et de culte. Enfin ils ne pouvaient ignorer que cette
décision allait encourager les actes et les préjugés islamophobes que la
droite et l’extrême droite ont alimenté à fond ces dernières années. La
profanation de la mosquée de Montauban le 1er août en est la triste illustration.
Il est heureux que la mairie de Gennevilliers ait retiré cette décision scandaleuse.
Quant à nous nous continuerons notre combat contre
le racisme et l’islamophobie, avec toutes celles et tous ceux qui s’y
opposent.
Les musulman-e-s ne sont pas un danger, l'islamophobie si !
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