Nous reproduisons ci-dessous une entrevue accordée par Gilbert Achcar sur la Syrie. G Achcar est un des meilleurs connaisseurs de la région moyen-orientale depuis un positionnement anticapitaliste et révolutionnaire particulièrement exigeant sur le plan de la précision analytique. Cette entrevue date de mars dernier et, même si la situation sur le terrain a évolué, ce que dit Gilbert Achcar reste sur l'essentiel une aide précieuse pour comprendre les tenants et aboutissants d'une révolution populaire cherchant, aux prix d'énormes sacrifices, à renverser le régime tyrannique.
Nous faisons suivre cette entrevue d'une prise de position concernant l'exécution sommaire d'un chef de clan proAssad par l'armée révolutionnaire.
« Les pays occidentaux craignent la chute d’Assad… »
Interview de Gilbert Achcar par Aykut Kılıç *
Aykut
Kılıç : Permets-moi de commencer par les controverses en ce qui
concerne le caractère politique du Conseil national syrien (CNS). Quelle
est ton opinion sur la composition du CNS ?
Gilbert Achcar :
Le Conseil national syrien (CNS) est un regroupement hétérogène,
allant des Frères musulmans jusqu’à des gens de gauche, en particulier
le Parti démocratique du peuple, avec quelques personnes liées aux
gouvernements occidentaux, en particulier aux États-Unis et à la France.
Le fait que, par exemple, le CNS n’ait pu se mettre d’accord sur le
remplacement de Burhan Ghalioun, ou encore la façon dont Burhan Ghalioun
lui-même a été désavoué après avoir signé l’accord du Caire avec une
autre fraction de l’opposition, témoignent de cette hétérogénéité
fondamentale. Si le CNS n’a pas encore éclaté, c’est le produit de la
pression qu’exercent sur lui les différents États qui interviennent dans
la situation syrienne. Ces États exercent actuellement des pressions en
faveur d’une coalition plus large, incluant d’autres groupes en plus de
ceux qui sont déjà au sein du CNS. Ils visent une certaine forme
d’unification de l’opposition, qui rendrait le CNS encore plus
hétérogène qu’il ne l’est déjà. Cela dit, il est important de garder à
l’esprit que le CNS n’est pas une force de droite homogène,
contrairement à ce qui est dit dans certains cercles. Plusieurs de ses
membres ne peuvent être classés à droite, mais sont plutôt des
progressistes.
Aykut Kılıç :
Récemment même, les journaux turcs de droite, qui soutiennent le
gouvernement de l’AKP, ont mentionné une aggravation des divisions au
sein du CNS et une possible escalade de l’opposition aux Frères
musulmans, à l’occasion de la prochaine rencontre des « Amis de la
Syrie », prévue début avril à Istanbul.
Gilbert Achcar :
Pour les puissances étrangères, dont le gouvernement turc, cette
réunion a pour but d’exercer une pression pour l’unification de
l’opposition syrienne. Je n’ai vu aucun signe d’ostracisme envers les
Frères musulmans. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit de tel.
Pourquoi le gouvernement turc serait-il hostile aux Frères musulmans ?
Ils ont collaboré pendant une longue période. Fondamentalement, les
soi-disant Amis de la Syrie sont gênés par l’image de la division dans
les rangs de l’opposition syrienne, qui contraste avec ce qu’il y avait
en Libye. Là-bas se trouvait le Conseil national transitoire, sans autre
groupe le contestant en tant que représentant de l’opposition libyenne,
tandis que l’opposition syrienne a été cacophonique avec des scissions
continuelles au sein des divers groupes. Cette situation profite au
régime syrien, bien sûr, et affaiblit l’opposition. C’est ce à quoi la
Turquie, les puissances occidentales et les régimes du Golfe cherchent à
remédier, en essayant d’unifier l’opposition et d’en présenter aux pays
occidentaux une image plus rassurante. En réalité, l’une des raisons
majeures du scepticisme et de la réticence manifestée dans la pratique
par les pays occidentaux en ce qui concerne la situation syrienne, c’est
la crainte que la chute d’Assad ne conduise à un résultat qui soit pire
pour les intérêts occidentaux et pour Israël.
Aykut
Kılıç : Quelle possibilité y a-t-il d’une intervention étrangère ?
Comment évalues-tu l’attitude du gouvernement turc dans la situation
syrienne ?
Gilbert Achcar :
« Intervention » est un terme très général. Il y a déjà beaucoup
d’interventions en cours sous des formes diverses. Si tu veux parler
d’intervention militaire directe, je pense que c’est une possibilité
très éloignée, pour le moment. Il est évident que personne ne songe à
envoyer des troupes sur le terrain en Syrie, et il n’y a pas une telle
demande de la part de l’opposition syrienne, comme ce fut le cas en
Libye. En outre, les puissances occidentales sont conscientes du fait
qu’une campagne aérienne comme en Libye serait très coûteuse, non
seulement en coût matériel, mais aussi en vies humaines. Elle conduirait
à une situation très dangereuse sur le plan régional parce que la Syrie
est étroitement liée à l’Iran et au Hezbollah au Liban, et qu’elle est
soutenue par la Russie. En outre, elle a une défense aérienne et une
force militaire beaucoup plus importante que celles qu’avait la Libye,
et la densité de population y est beaucoup plus élevée. Considérant tout
cela, je ne pense pas qu’il y ait une réelle possibilité d’intervention
occidentale. Le type d’ingérence militaire en soutien à l’opposition
syrienne le plus plausible pourrait prendre la forme de la livraison
d’armes, d’autant plus qu’il existe déjà une importante intervention
militaire de la Russie et de l’Iran qui envoient des armes au régime
syrien. Cependant, l’envoi d’armes à l’opposition syrienne ne peut se
faire qu’à travers la Turquie : la Jordanie ne veut pas prendre le
risque d’une telle action car la monarchie jordanienne est trop
fragile ; l’Irak n’est pas une option, car le gouvernement irakien est
plus proche du régime syrien et de l’Iran ; et le Liban ne peut être un
canal pour la livraison officielle des armes à l’opposition syrienne en
raison du Hezbollah. Par conséquent, le seul pays qui soit assez fort
pour se permettre d’acheminer des armes en Syrie est la Turquie. Mais le
gouvernement turc le refuse pour le moment. Et c’est pourquoi
l’opposition syrienne, en particulier l’Armée libre syrienne (ALS),
rencontre une grande difficulté à contrer l’offensive militaire
déclenchée par le régime. Ils n’ont pas les armes qu’il faut en quantité
et qualité pour résister efficacement.
La Turquie est confrontée à un dilemme dans la situation syrienne. Au début, le gouvernement turc a essayé de jouer un rôle de médiateur et de parrainer une solution négociée, mais le régime syrien n’a pas voulu l’écouter. Frustré, Erdoğan a changé son attitude, entrant en opposition ouverte au régime syrien. Le gouvernement turc ne ferait rien sans un soutien clair des États-Unis et des autres pays occidentaux. C’est une raison de plus pour laquelle ils ne veulent pas ouvrir la voie à la livraison d’armes car l’administration Obama y est ouvertement opposée. Dans le fond, Washington a peur d’un effondrement du régime à la libyenne qui pourrait transformer la Syrie en un pays chaotique — comme l’est aujourd’hui la Libye où l’État a été remplacé par des groupes armés indépendants. Ils ont aussi peur d’une « irakisation » de la Syrie, peur qu’elle ne ressemble à ce qu’est devenu l’Irak après l’invasion états-unienne, en particulier parce qu’Al-Qaïda est présente et très active dans la région. Israël est également très inquiet, et c’est la principale raison de son manque d’enthousiasme pour ce qui se passe en Syrie et son manque de sympathie pour l’opposition syrienne.
La Turquie est confrontée à un dilemme dans la situation syrienne. Au début, le gouvernement turc a essayé de jouer un rôle de médiateur et de parrainer une solution négociée, mais le régime syrien n’a pas voulu l’écouter. Frustré, Erdoğan a changé son attitude, entrant en opposition ouverte au régime syrien. Le gouvernement turc ne ferait rien sans un soutien clair des États-Unis et des autres pays occidentaux. C’est une raison de plus pour laquelle ils ne veulent pas ouvrir la voie à la livraison d’armes car l’administration Obama y est ouvertement opposée. Dans le fond, Washington a peur d’un effondrement du régime à la libyenne qui pourrait transformer la Syrie en un pays chaotique — comme l’est aujourd’hui la Libye où l’État a été remplacé par des groupes armés indépendants. Ils ont aussi peur d’une « irakisation » de la Syrie, peur qu’elle ne ressemble à ce qu’est devenu l’Irak après l’invasion états-unienne, en particulier parce qu’Al-Qaïda est présente et très active dans la région. Israël est également très inquiet, et c’est la principale raison de son manque d’enthousiasme pour ce qui se passe en Syrie et son manque de sympathie pour l’opposition syrienne.
Aykut
Kılıç : Après la visite de Kofi Annan à Damas, comment vois-tu la
situation en Syrie ? Penses-tu que le régime d’Assad peut encore rester
au pouvoir ?
Gilbert Achcar :
A long terme, je ne pense pas qu’il soit possible pour ce régime de
survivre, mais personne ne peut dire combien de temps il tiendra. Assad
pense qu’il peut poursuivre cette violente campagne avec les soutiens
russe et iranien, tout en dissuadant d’une intervention militaire en
soutien de l’opposition. Il prévoit probablement un geste théâtral —
comme la cooptation d’opposants choisis par lui — pour conclure
l’écrasement du soulèvement. Mais il lui faudrait le faire à partir
d’une position de force pour que cela n’apparaisse pas comme une
concession qui lui est imposée. C’est pourquoi le régime lance
maintenant cette offensive. Jusqu’à présent elle a plutôt réussi,
puisque l’autre côté n’a pas les moyens de la contrer. D’autre part, il
est très difficile d’imaginer que le peuple syrien, l’opposition
populaire, accepterait une solution qui ne les débarrasserait pas du
régime après le prix très lourd qu’ils ont payé jusqu’à maintenant. Donc
ce qui se passe, c’est que les forces du régime envahissent telle ou
telle ville, mais doivent ensuite passer à d’autres et, dès qu’elles se
retirent, le mouvement reprend dans la ville qu’ils viennent de quitter.
À moins qu’ils ne commettent trois ou quatre fois plus de tueries que
ce qu’ils ont fait jusqu’à présent, à moins qu’ils ne commettent un
massacre de très grande ampleur, je ne vois pas comment ce mouvement de
masse pourrait être arrêté.
Aykut
Kılıç : En Turquie — y compris parmi des secteurs importants de la
gauche socialiste — il y a une grande confusion au sujet de la
composition politique de l’opposition au sein de la Syrie. Comment
décrirais-tu l’opposition syrienne à l’intérieur du pays ?
Gilbert Achcar :
L’opposition syrienne à l’intérieur du pays commence, bien entendu,
avec les comités locaux de coordination (CLC). Ils sont la
représentation la plus authentique de l’insurrection, dans le sens où
ils en sont les principaux organisateurs. Des réseaux similaires
organisent le bouleversement dans toute la région. Ce sont des réseaux
qui regroupent surtout des jeunes et coordonnent la mobilisation,
surtout en utilisant l’Internet. C’est seulement à un stade ultérieur
que les coalitions politiques de l’opposition, comme le Conseil national
syrien, ont été formées — en exil ou dans le pays. La majorité du
mouvement à l’intérieur du pays a accepté le CNS comme son représentant,
parce qu’ils étaient à la recherche de quelqu’un pour parler en leur
nom à l’extérieur. Les CLC ne sont pas une direction politique. Personne
ne peut dire quelles forces seraient politiquement dominantes en Syrie
en cas d’effondrement du régime à court ou moyen terme. Il est très
difficile d’évaluer cela aujourd’hui, précisément parce que ce pays n’a
pas connu d’élections libres depuis plusieurs décennies. Il est très
difficile, par conséquent, de savoir qui représente quoi sur le terrain.
Mais il est plutôt évident que les forces politiques organisées sont
une infime minorité des masses ayant rejoint l’insurrection syrienne.
Aykut
Kılıç : Nous savons qu’en Syrie il y a une longue tradition politique
de gauche. Quelle est l’influence des groupes et des personnalités de
gauche au sein du mouvement ?
Gilbert Achcar :
Contrairement à la Libye, il y a en effet un important courant
d’opinion et une intelligentsia de gauche en Syrie. Il n’y avait pas de
tradition de gauche notoire avant Kadhafi en Libye et il a régné pendant
plus de 40 ans en supprimant toute forme de vie politique, sauf celle
qu’il orchestrait lui-même. Par conséquent, il est plutôt difficile de
trouver aujourd’hui quelque chose qui puisse être classé « à gauche » en
Libye, excepté un très petit nombre de personnes. En revanche, en Syrie
il y a une longue tradition de la gauche politique : communistes,
marxistes de diverses nuances, nationalistes, etc. Il s’agit d’un pays
où se trouve une importante population palestinienne, au sein de
laquelle la gauche palestinienne est bien représentée. Ceux qui adhèrent
à des idées de gauche — y compris des idées marxistes — représentent un
nombre beaucoup plus important en Syrie que dans la plupart des pays
arabes environnants. C’est donc un motif d’optimisme. Mais plus le
régime syrien met du temps à s’effondrer, plus il crée les conditions
pour une tournure confessionnelle des événements, et plus il devient
possible que l’insurrection dégénère en opposition confessionnelle.
C’est un grand motif d’inquiétude pour l’avenir de la révolte syrienne.
Aykut
Kılıç : La question kurde constitue, bien sûr, la plus grande crainte
de l’État turc. Quelle est ton opinion sur les développements potentiels
concernant la question kurde dans le contexte de la révolte syrienne ?
Deuxièmement, il y a des signes très forts d’unification nationale parmi
les différentes populations kurdes. Malgré une répression étatique
énorme, la confiance politique du mouvement kurde en Turquie le montre
bien.
Gilbert Achcar :
Nous assistons à l’effondrement et à l’affaiblissement des deux régimes
arabes qui oppriment une fraction importante du peuple kurde : l’Irak
et la Syrie. Naturellement donc, la population kurde dans les deux pays a
bénéficié de ces développements. L’affaiblissement puis la chute de
Saddam Hussein ont permis au Kurdistan irakien de devenir pratiquement
indépendant. Il fait partie pour l’heure de l’État irakien, mais tout le
monde sait très bien que le Kurdistan irakien est de facto indépendant
et qu’il n’est lié au reste de l’Irak que par une fédération très lâche.
Le Kurdistan syrien a également bénéficié des développements récents
dans le pays. Un des premiers gestes que Bachar al-Assad a fait lorsque
le soulèvement a commencé a été d’accorder la citoyenneté à certains
Kurdes syriens, privés jusque-là de droits civiques. Le Kurdistan syrien
a été courtisé à la fois par le régime et par l’opposition. Plusieurs
forces kurdes ont soutenu l’opposition en insistant sur leurs propres
revendications. Ils exigent une affirmation très claire de soutien aux
droits nationaux des Kurdes. Le Kurdistan syrien n’a pas encore
véritablement rejoint le soulèvement. Il y a eu quelques manifestations
au début, mais jusqu’à présent, il n’a pas vraiment pris part à
l’insurrection. Fondamentalement, ils attendent pour voir dans quelle
direction va s’orienter le soulèvement. D’autre part, bien sûr, le
soutien du gouvernement turc à l’opposition n’est pas perçu par les
Kurdes syriens avec beaucoup d’enthousiasme. Cela peut être une raison
majeure de leur attentisme.
En effet, une raison
très importante de l’attitude relativement prudente du gouvernement turc
vis-à-vis de la révolte syrienne, c’est que le Kurdistan irakien est
pratiquement indépendant. Le gouvernement turc a peur d’une situation
chaotique en Syrie qui conduirait à un résultat similaire au Kurdistan
syrien. Ils peuvent même imaginer une connexion établie entre ces deux
parties du Kurdistan, d’Irak et de Syrie. Cela aurait des conséquences
très inquiétantes pour l’État turc nationaliste et ses militaires.
Aykut
Kılıç : Quel est l’impact de la révolte syrienne sur l’atmosphère
politique confessionnelle au Liban ? Deuxièmement, comment ces
évolutions affectent-elles la lutte palestinienne après le départ récent
du Hamas de Damas ?
Gilbert Achcar :
Ce qui se passe en Syrie a considérablement aiguisé les tensions entre
les deux fractions principales au Liban. L’animosité confessionnelle
entre chiites et sunnites a beaucoup augmenté depuis que l’affrontement
syrien est vu dans la région comme opposant sunnites et chiites — bien
que les Alaouites ne soient pas à proprement parler des chiites, ils
sont plus ou moins perçus comme tels, d’autant plus que l’Iran soutient
le régime syrien. L’axe Iran-Hezbollah passe par l’Irak et la Syrie. Par
conséquent, si jamais il y a une dégénérescence confessionnelle de la
guerre en Syrie, elle pourrait très bien affecter le Liban et s’y
étendre. Pour le moment, les deux camps au Liban se retiennent et
observent ce qui se passe en Syrie.
En ce qui
concerne les Palestiniens, ils n’ont pas beaucoup à perdre en Syrie dans
les deux cas. Le Hamas n’a pas complètement rompu avec le régime
syrien. Ils sait que si le régime syrien devait survivre, il aurait
besoin de toute façon de continuer à utiliser la carte palestinienne.
C’est pourquoi le régime lui-même n’a pas rompu avec le Hamas.
Maintenant, si le régime tombe et est remplacé par un gouvernement dans
lequel les Frères musulmans syriens détiennent une influence importante,
le Hamas serait très heureux, car ils appartiennent à la même famille
idéologique et politique, comme tu sais. Ils en escompteraient une
amélioration des conditions pour eux-mêmes. La vérité est que le régime
syrien a soutenu le Hamas et certaines fractions oppositionnelles de
l’OLP à la manière typique d’un régime de mukhabarat,
c’est-à-dire sous le contrôle très étroit des services de sécurité du
régime. La perspective de pouvoir agir en Syrie sans ce genre de
contrôle serait très appréciable pour le Hamas. ■
* Propos recueillis le 25 mars 2012 pour le numéro de mai 2012 de Yeni Yol, revue de la section turque de la IVe Internationale. Gilbert Achcar,
originaire du Liban, est actuellement professeur à l’École des études
orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Parmi ses
ouvrages : Le Choc des barbaries, traduit en 13 langues ; la Poudrière du Moyen-Orient, écrit en collaboration avec Noam Chomsky ; et plus récemment, les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits. Son prochain livre analysant le bouleversement arabe paraîtra en janvier 2013. (Traduit de l’anglais par JM)
Illustration : ASSAD+TUEUR.jpg
Lecture complémentaire : Comment s'organise l'opposition intérieure en Syrie ?
A lire aussi cette prise de position concernant l'exécution sommaire par l'opposition armée au régime syrien de membres d'un des clans de celui-ci :
Les scènes de l’exécution [le 31 juillet 2012] du chef de clan
aleppin Zeino Berri (décrit comme l’un des chefs des «Comités
populaires» [1] dans les médias loyalistes) ont créé une polémique
inédite par son ampleur et sa franchise, liée au débat capital entre
pacifisme et lutte armée: quels sont les critères légaux, politiques,
moraux, et même nationaux, concernant la militarisation de la
révolution? Quelles sont les règles qui garantissent leur application?
Certains se sont réjouis et ont fêté l’exécution de Zeino Berri du
fait de son implication, lui et ses comparses, dans les trafics d’armes,
de drogue et alors qu’il piétinait les lois à Alep et sa
région depuis des années. Il apparaît qu’il a eu, avec les milices, un
rôle sinistre à Alep dans la répression de toutes les manifestations de
l’opposition au régime.
D’autres ont campé sur une position plus modérée et n’ont pas remis
en cause l’exécution elle-même, mais plutôt le processus de
l’application de la sentence. A l’inverse, d’autres se sont opposés à
cette exécution et certains l’ont condamnée, malgré le fait que Zeino
Berri ait été un des chefs des chabiha et qu’il ait été un cauchemar tapi dans le cœur de la plupart des aleppins.
Beaucoup de débats s’articulent autour de cette exécution, certains
concernant le principe même de l’exécution, sans tenir compte du lieu,
de l’époque, ni des circonstances.
Un autre débat concerne le comportement de l’Armée syrienne libre
(ASL) en général et plus précisément les conséquences politiques et
médiatiques de certains de ses agissements. Par ailleurs, la discussion
au sein de la révolution syrienne concernant l’option armée et la lutte
pacifique reste inhérente au déroulement de la révolution.
Tous ces débats se caractérisent, dans l’ambiance tendue et violente
actuelle, par des échanges de propos parfois extrêmement durs, dureté
blessante, bien que naturelle face à ce que vivent et subissent les
Syriens.
…
Personnellement, faisant abstraction des caractéristiques du
personnage et de ses crimes, je me désole de voir la mort d’une personne
[Z. Berri] devenir le sujet d’un débat. Mais je constate également que
celui qui mène une guerre contre son peuple place ce type de sujet au
cœur de la vie quotidienne de milliers de Syriens. Au final, le despote
est le responsable moral de ce qui se passe en Syrie, ceci sans pour
autant disculper ou innocenter ceux qui ont sali leurs mains de sang, et
particulièrement quand ils l’ont fait au nom de la révolution, de la
liberté et de la dignité du peuple syrien. La chute du tyran [Bachar
el-Assad] est devenue depuis des années une nécessité nationale et
humanitaire.
Rien n’est simple dans les révolutions et, assurément, juger et
prendre position par rapport à ce genre d’agissements constitue l’effort
intellectuel et moral le plus difficile.
Comment peut-on juger sans sophisme ceux qui mènent une lutte à la
vie à la mort ? Et avoir un jugement de valeur correct dans de telles
conditions immorales? Les principes moraux peuvent-ils devenir
circonstanciels et relatifs? Quelles sont alors ces circonstances? Et
qui peut alors être reconnu apte, ou compétent, pour les déterminer?
Quel sens donner à la haute moralité et quelle devient sa valeur réelle
sous le feu, les bombardements et la mort?
Et inversement, où fixer la frontière entre prise en compte des circonstances et dissimulation de l’erreur et du crime?
Quelle est la légitimité de la condamnation d’un acte commis par une
partie si nous ignorons délibérément celui commis par la partie adverse,
même si ces deux parties ne peuvent en rien être mises sur le même
pied?
Les questionnements sont sans fin et laissent perplexe: faut-il y
répondre ou se sentir coupable d’avoir le luxe de disposer du temps et
de la sécurité pour y avoir seulement songé?
Ce qui s’est passé le 31 juillet avec Zeino Berri, et avec d’autres
avant lui, est typiquement un comportement anthropologique. Les humains
sont foncièrement ainsi: ils se mettent en colère, se vengent,
s’efforcent d’éliminer leurs ennemis et particulièrement leurs ennemis
existentiels.
Les révolutions sont aussi cela, même celles que les romantiques citent avec emphase et admiration.
Imaginez-vous un rapport de Human Rights Watch sur la Révolution
française? Combien de collaborateurs nazis la résistance française
a-t-elle liquidés? Combien d’hommes de la 5e colonne ont été
troués par les balles des exécutions pendant la guerre civile espagnole?
Combien de soldats de Batista [dictateur cubain] et de paysans
boliviens ont été exécutés par Guevara et ses camarades? Mais aussi… le
cadavre de Mussolini suspendu à un croc de boucher; Ceausescu abattu
après un semblant de procès…
Non, ceci n’est pas une justification mais a pour but de rappeler à
certains, particulièrement orgueilleux, de s’interroger sur leur
légitimité à réclamer de la part des révolutionnaires syriens d’être
au-dessus des réactions humaines et de l’histoire de l’humanité.
D’ailleurs qui pourrait s’arroger ce droit?
Abstraction faite de la valeur morale ou légale de l’exécution de
Berri, ou même de toutes autres exécutions ou liquidations, ce qui est
arrivé hier n’a pas été en faveur de la révolution, ni sur le plan
médiatique, ni sur le plan politique. Les scènes [vidéos] ont montré
encore une fois les régiments de l’Armée libre comme des unités non
disciplinées, disposant à leur guise de leurs prisonniers.
Certains diront que mes propos sont un coup d’épée dans l’eau, ou
sont des propos pointilleux et hautains envers les révolutionnaires, et que cela ne changera pas l’impact négatif de ces actes sur l’image de la révolution syrienne de par le monde.
La bonne cause a besoin d’images exprimant sa valeur. Aux yeux de
beaucoup, dont certains sont des étrangers, qu’ils aient pris position
ou non pour la révolution, l’image de ces centaines de balles qui ont
abattu ces trois corps adossés au mur d’une école n’en fait certes pas
partie.
Il est probable que l’absence de structure politique dirigeante
claire auprès des unités de l’Armée libre soit un des facteurs qui
rendent difficiles ces prises de position. Car c’est le rôle d’une telle
structure d’organiser les mesures à prendre dans ce type de
circonstances (la création d’une commission de la légalité militaire par
exemple?) de manière à garantir une ligne de conduite de l’armée, et
ainsi son image, tout d’abord auprès du peuple syrien, puis devant le
monde.
En tant qu’observateurs, nous n’avons pas le pouvoir de décision. Et
tous ceux qui se disputent l’entrée dans un pitoyable gouvernement de
transition non plus… Malgré tout, la question mérite d’être posée.
[Cette contribution est parue, en langue arabe, sur le site Al Joumhourieh, en date du 2 août 2012; traduit de l’arabe en français pour le site A l’Encontre par Jihane Al Ali ]
Et aussi