Montpellier. Un philosophe (et sociologue) anticapitaliste des singularités et de la coopération chez les étudiants de Paul Valéry ...
Philippe Corcuff : l'anticapitalisme doit se débarrasser de son impuissant logiciel collectiviste et s'atteler à "politiser les humeurs" ! (Correspondance NPA 34)
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Philippe Corcuff était convié
ce lundi 26 novembre à présenter un de ses derniers livres "Où est passée la
critique sociale ?" (La
Découverte) aux étudiants de l'université Paul Valéry de
Montpellier. Une centaine d'entre eux ayant répondu à cette invitation, il
fallut trouver une salle plus grande que celle qui avait été prévue. On notait
la présence du groupe étudiant du NPA récemment formé sur la fac.
Cette conférence était
coorganisée par le professeur Thierry Blin, maître de conférences en sociologie
à l'UM3, le syndicat SUD Etudiant et la Société Louise
Michel 34.
Sociologie critique de la domination et philosophie politique de l'émancipation
Dans son introduction
Philippe Corcuff posait les termes de la problématique de son ouvrage autour du
rapport entre la sociologie critique de la domination et la philosophie
politique de l'émancipation. Il précisait que sa démarche, à l'encontre des
cloisonnements ou des préséances apparues entre ces deux disciplines, tentait
un dialogue "transfrontalier" entre elles sans concéder aucune hégémonie de l'une sur
l'autre.
Faisant référence à Jacques
Rancière, Pierre Bourdieu et Guy Debord, il retenait du premier l'idée, pourtant
simple à première vue, que la possibilité de l'égalité est ce qui fonde
l'émancipation. Or cette évidence cesse de l'être quand un discours critique,
souvent de mise dans une partie de la gauche à partir, entre autres, des analyses de la société du spectacle de Guy Debord, met en route une vision des
dominés comme totalement dominés et manipulés, "récupérés", par des
dominants tout affairés à ruser pour imposer le plus efficacement possible
leurs mécanismes d'assujettissement. La critique qui se déploie sur de telles bases,
prétendant contester les hiérarchies instituées par le capitalisme, en vient de
fait à instaurer une autre hiérarchie qui affaiblit ladite contestation : celle
des élites éclairées proposant d'émanciper des dominés perçus comme incapables
de s'émanciper eux-mêmes. Philippe Corcuff a attiré l'attention sur
l'importance sémantique mais surtout politique de cette substitution du verbe
"émanciper" au détriment de son équivalent pronominal "s'émanciper".
L'intérêt de l'oeuvre de Jacques Rancière tient précisément à son refus
d'entrer dans ce jeu substitutiste en proposant la collectivisation des
capacités critiques des opprimés eux-mêmes.
Bourdieu, selon Philippe
Corcuff, permet, quant à lui, d'éclairer des
points aveugles de l'analyse de Jacques Rancière sur ce qui chez les dominés, à côté des
capacités critiques qui leur sont reconnues, participe d'incapacités
incontestables. En particulier tout ce qui relève de
"l'incorporation" de la domination, de son inscription, par les
"habitus", dans les corps : "les émotions
corporelles".
Il s'agit donc, dans la mobilisation combinée de Jacques Rancière et de Pierre Bourdieu, de parvenir à penser les capacités critiques et les incapacités des dominés par une mise en tension entre les deux pôles telle que Proudhon a pu la formaliser à travers son concept d'"équilibration des contraires", supérieur selon Philippe Corcuff, à la dialectique hégélienne de "dépassement des contradictions".
Echecs de l'anticapitalisme, mélancolie et "picotements critiques"
Ce cadrage théorique étant
posé, celui-ci a, comme entre parenthèses, abordé la dimension
mélancolique du temps, des temps, par le rappel que le temps long, les deux
derniers siècles, était sous le signe de l'échec des tentatives de sortie du
capitalisme. Constat mélancolique qu'éclairent, bien que faiblement encore, la fin du
vingtième siècle et le début de ce siècle, qui ont vu apparaître, avec
l'altermondialisme, les processus révolutionnaires arabes, le mouvement
des Indignés espagnols ou américains, des "picotements critiques"
essentiels. Ce rapport déséquilibré du court présent des critiques émergentes à
un très long passé de la défaite des critiques du capitalisme, devrait
nous inciter à nous défier, pour ce qui est des pensées politiques en tout cas, de la
prestigieuse invitation de l'"Internationale" à faire table rase du
passé !
La deuxième partie de l'exposé
a développé, toujours autour du rapport domination/émancipation et en
articulant le travail du négatif opéré par la sociologie (surtout les
sociologies relationnalistes apparues dans les années 80) et les apports positifs
de la philosophie politique, la question de l'autonomie. Une autonomie
individuelle et une autonomie collective permettant de s'arracher aux dominations.
"La
figure de l'individu est encore malmenée à gauche"
A ce propos, Philippe Corcuff
s'est attardé sur la nécessité, pour la gauche critique, de sortir de son
logiciel collectiviste, un logiciel gravement hégémonique chez elle. "La
figure de l'individu est encore malmenée à gauche" déplore le conférencier
qui situe dans l'après guerre de 1918 cette imposition du schéma collectiviste à
gauche.Tant Marx que Jaurès, pour ne citer qu'eux, accordaient pourtant une place
essentielle à l'individu, le premier déclarant, par exemple, dans un bel élan
sensualiste, la nécessité que, contre l'aliénation de tous les sens par le sens
de l'avoir, l'homme total puisse se retrouver dans l'individu complet ! L'être
contre l'avoir...
Philippe Corcuff, qui, par
ailleurs, ne se réclame pas du marxisme tout en s'appuyant sur des apports de
Marx, a tenu à pointer l'importance qu'a chez celui-ci la contradiction entre
capital et individu à côté des deux autres contradictions, fondamentales
aussi, entre, d'une part, capital et travail et, d'autre part, ne l'oublions
pas non plus, entre capital et nature.
Le capitalisme favorise,
certes, l'individualisation mais la tronque immédiatement par le travail et la
marchandisation. Or beaucoup d'anticapitalistes ne voient pas, incroyablement, les
"intimités blessées" que provoquent les contraintes sociales !
A ce stade de son exposé, Philippe Corcuff s'est tourné vers...Oscar Wilde et Michel Foucault sur le thème de "la construction de soi"...sans abandonner Marx et son "dandysme socialiste" ! Pour ce dernier, dans son Idéologie allemande, l'homme total ou l'individu complet sont caractérisés par leur pluriactivité, autre chose donc que la seule profession. Cette pluridimensionnalité de l'individu revendiquée par Marx est bien entendu en contradiction avec ce qu'Herbert Marcuse avait appelé, dans les années 60, 'l'homme unidimensionnel" du capitalisme. Foucault, lui, préférait à cette "construction de soi" marxienne la transformation de la vie d'un individu en "oeuvre d'art".
Ce qui a amené Philippe
Corcuff à relever que, dans le même sens d'un individualisme artistique, Oscar
Wilde, dans un texte de 1891 au titre explicite, "L'âme humaine sous le
socialisme", désignait la propriété privée comme l'obstacle à l'autonomie
des individus et prônait l'alliance de l'individualisme et du socialisme en un
individualisme pour tous, un individualisme démocratique ! En opposition
radicale avec l'individualisme concurrentiel du capitalisme.
Contre ce que cependant l’idée
d’œuvre d’art dans la construction de soi pourrait charrier d’ethnocentrisme culturel
de classe, notre conférencier a plaidé pour un « bricolage de soi » :
la figure de l’œuvre d’art se rattache trop aux hiérarchies culturelles instituées par la société pour être
opérationnelle dans une conception anticapitaliste de l’individualisation. Plus
ouvert, de ce point de vue, que Foucault et Wilde, Marx voyait dans la
réalisation nécessaire de son homme total la convergence de trois figures :
l’ouvrier, l’artiste et le philosophe savant. Ce tout dessinant un véritable « dandysme
démocratique » valorisant une diversité des « territoires de la
dignité humaine » plus grande que ne le permet le concept d’œuvre d’art.
Globaliser, sans les écraser, les singularités
En conclusion de son exposé
Philippe Corcuff a indiqué que, selon lui, une politique coopérative, plus
que collective, devait contribuer à « politiser les humeurs » contre
les ravages produits par le « nouvel esprit du capitalisme » (Luc Boltanski et Eve Chiapello) ou nouveau
management, contre la souffrance au travail qu’il induit. Il est stérile cependant de
penser faire tourner la roue de l’histoire à l’envers pour retrouver un Etat social
ou, comme certains le désirent, la nation, deux formes du collectif qui
signeraient l’échec d’une politique alternative au capitalisme par leur
incapacité à globaliser, sans les écraser, la singularité des expériences.
Un échange, parfois vif, avec l’auditoire, aura permis de préciser certains points de l’exposé ou de faire apparaître des divergences. On retiendra en particulier la mention faite par Philippe Corcuff des pistes ouvertes par les travaux de Robert Castel sur l’ambivalence d’institutions comme la sécurité sociale qui, relevant du collectif, sont pourtant des bases décisives de l’autonomie individuelle.
Cette rencontre
avec les étudiants de Paul Valéry sur le thème des critiques sociales aura
permis de rebattre des cartes conceptuelles et politiques de la critique que la
gauche de transformation sociale adresse au capitalisme mais sans toujours opérer un retour sur soi, sur ses propres
impensés. D’où l’on déduira la nécessité du croisement de la critique de l’un
avec l’autocritique de l’autre, avec notre autocritique, en particulier sur
cette articulation fondamentale de l’individuel et du collectif et la croyance que le primat revient au second ! Il nous reste à explorer
cependant, en empruntant les pistes déblayées par Philippe Corcuff, les modalités concrètes par lesquelles la coopération
interindividuelle (sans être transindividuelle ?) des autonomies pourrait
transcroître en opposition globale au capitalisme pour construire une réelle alternative
politique et sociale à ses dominations.
Pour le NPA 34, Antoine
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