Sète : l'histoire d'un homme qui n’existait pas
Rien. Aucun papier. A peine ce faux privilège d’un nom - Berdri - et d’un prénom - Djamel - donnés par on ne sait qui.
"D’après les dires d’une jeune femme qui s’est occupée de moi alors que
j’étais enfant, je serais né le 29 octobre 1953 à Oran..." Depuis
bientôt 60 ans, Djamel avance à tâtons dans le conditionnel de sa
non-identité. Sans papiers, il reste invisible pour la société. Un
paradoxe dans un monde obsédé par la traçabilité, la fouille des données
personnelles. Où même nos téléphones savent qui nous sommes. "J’existe
mais je ne suis personne..." Ses parents ? Ils l’ont abandonné. Son acte
de naissance ? Il n’a jamais pu le récupérer. Et ne sait même pas s’il
en existe un.
"Pour obtenir un papier, il faut en présenter un autre" Janine Léger, responsable d’Accueil Migrants Sète
Pour Janine Léger, responsable d’Accueil Migrants Sète : "C’est un peu
comme l’histoire du dictionnaire. Pour comprendre un mot, il faut
connaître les autres. Dans l’administration, c’est la même chose. Pour
obtenir un papier, il faut en présenter un autre. Il s’agit là d’une
situation rarissime, totalement insensée."
"J’ai toujours rasé les murs" Djamel
Car Djamel n’est ni Algérien, ni Français, ni apatride... ni expulsable.
Pas d’acte de naissance, pas de papiers, pas de logement, pas de
sécurité sociale, pas de travail, pas de permis de conduire. Cul de sac
administratif. "Je n’ai même pas pu me marier... Où que j’aille, quoi
que je fasse je n’ai droit à rien." Dans cette lutte épuisante contre
l’effacement, ce petit homme au teint diaphane, bonnet de laine vissé à
la cache-cache, s’excuse encore et toujours d’être là. Peur de déranger.
Discrétion viscérale. "Vous savez, j’ai toujours rasé les murs. J’ai
l’impression que tout le monde me regarde, je suis mal à l’aise... Je
suis comme une voiture volée à laquelle on a enlevé le numéro de
chassis."
"Dès l’âge de 11 ans (...) je dormais à la belle étoile" Djamel
Dans un français parfait, mâtiné d’expressions sétoises, Djamel se
raconte. Avec cette mémoire paradoxale d’une précision de biographe. Le
jour de sa circoncision, le premier jour d’école, les noms de ses
enseignants. Et puis la rue, ses odeurs, ses squatts, ses rapines pour
survivre. Et toutes les dates de son chemin fantomatique. "Dès l’âge de
11 ans, quand la dame qui m’avait recueilli a été renvoyée au Maroc, je
dormais à la belle étoile ou dans les immeubles laissés vides quand les
Européens sont partis en 1962 après l’indépendance..."
Un destin noyé dans un océan d’indifférence
Entre une adolescence déboussolée à la Dickens, une entrée dans l’âge
adulte marquée par les tourments de multiples arrestations pour
non-présentation des papiers, Djamel posera d’abord ses semelles de vent
sur le territoire espagnol. La cueillette des fruits pour seul
métronome d’un destin noyé dans un océan d’indifférence. Jusqu’à ce mois
d’août 1976. Où, captif de sa propre énigme, Djamel débarque à Sète.
“Passe-port” malgré lui. Sur les quais, un ami l’accueille. Il tient une
buvette et loge Djamel dans le hangar de la douane face à la gare
maritime. Un autre ami lui viendra en aide. Ils habiteront... face à la
Croix-Rouge, rue Paul-Valéry.
"Et dire que le premier livre que j’ai lu, c’était L’Etranger de Camus..." Djamel
Un quotidien loin de toute poésie. Si ce n’est cette césure tombée du
ciel. La rencontre avec un couple de Sétois, les Camus, que le hasard a
mis sur sa route. "Et dire que le premier livre que j’ai lu, c’était L’Etranger
de Camus..." Au sein de cette famille dont le père est navigateur,
Djamel trouve enfin son premier vrai port d’attache. "Les enfants
l’appellent tonton, il fait partie de la famille... Mon mari qui est
décédé a tout fait pour adopter Djamel quand il avait 30 ans. En vain."
Le seul statut possible dans son cas : l’apatridie
Aujourd’hui, Madame Camus ne se sent plus éternelle. "Que deviendra
Djamel quand je ne serai plus là ? Il faut trouver une solution." Mais
"sans nom patronymique", c’est l’impasse. Après 30 ans de recherches et
de démarches, aidé par Accueil Migrants Sète depuis 2009, Djamel a, en
novembre dernier, obtenu un acte de notoriété par le tribunal
d’instance. Un document qui atteste “seulement” que quatre personnes le
reconnaissent comme étant Djamel Berdri. Reste maintenant au tribunal de
grande instance à transformer ce jugement en document officiel. Djamel
obtiendrait ainsi le seul statut possible dans son cas : l’apatridie.
Qui lui ouvrirait le droit à un titre de séjour de trois ans et à une
carte de résident.
"Je n’y crois pas mais j’espère... Tant que je n’existe pas, je ne veux
pas que mon visage apparaisse dans le journal." Poussée au-delà des
frontières du “moi”, son histoire, elle, est aujourd’hui imprimée sur le
papier. Noir sur blanc. Entorse à un destin de l’ombre.
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