Nationalisation, socialisation, étatisation, sous la rime... la plage d'un débat essentiel pour le pouvoir des travailleurs !
Notre programme : La socialisation de l’économie, pas son étatisation
Dimanche 12 mai 2013
Par Jean-Philippe Divès
Pour discréditer les nationalisations et en général toute forme
de propriété publique, les idéologues de la bourgeoisie affirment que
leur inefficacité aurait été historiquement prouvée par la dislocation
de l’URSS et du Bloc de l’Est, dont les économies étaient justement
basées sur la propriété d’Etat. Argument redoutable, car en partie vrai…
et auquel on ne peut répondre que depuis une perspective socialiste
révolutionnaire, totalement dissociée des systèmes staliniens.
Commençons par remémorer un fait. Entre 1989 et 1991, des centaines
de milliers de mineurs, le cœur de la classe ouvrière soviétique, ont
mené plusieurs grands mouvements de grève, le dernier durant jusqu’à
deux mois. Dans ces luttes, ils ont formé leurs comités de grève et
constitué un syndicat indépendant. Leurs revendications, au départ très
élémentaires (le déclencheur de la première grève a été l’exigence de
pouvoir disposer de… savon), se sont vite transformées en revendications
politiques, tournées contre le régime bureaucratique que Gorbatchev
tentait alors de réformer.
Les grévistes demandaient que la propriété des mines soit transférée
de l’Etat central à ses différentes républiques (notamment la Russie) et
Eltsine a ainsi pu s’appuyer sur leur mouvement pour imposer la fin de
l’URSS. IIs ont également soutenu les « réformes de marché »
(libéralisation des prix du charbon et autres minerais, développement de
leurs exportations) dont ils attendaient une amélioration de leur
niveau de vie, ce dont les sommets de la bureaucratie ont profité pour
accélérer le processus de la restauration capitaliste. La très
réactionnaire Hélène Carrère d’Encausse peut écrire avec quelque raison,
dans son ouvrage Victorieuse Russie : « quand s’achève leur grève [la
première, du 10 au 24 juillet 1989], le système soviétique parait
intact. Mais en réalité, ses fondations viennent de s’écrouler. »
Bien sûr, après des décennies d’oppression et d’atomisation sous la
botte stalinienne, ces travailleurs se sont et ont été, dans une large
mesure, trompés : au lieu de « l’économie sociale de marché » qu’on leur
faisait miroiter, sur les modèles idéalisés de la Suède et de
l’Allemagne (à une époque où la contre-réforme néolibérale n’en était
qu’à ses balbutiements), ils ont hérité d’un capitalisme sauvage et
mafieux, qui a aggravé leur exploitation et conduit à la fermeture de
dizaines de mines, avec les licenciements correspondants. Mais cela ne
veut pas dire que leur instinct de classe les ait égarés en ce qui
concerne la nature du système auquel ils étaient alors confrontés.
Etrangère et hostile
Le point clé est qu’à l’opposé de toute la propagande officielle, les
mineurs soviétiques, comme en général les travailleurs de l’URSS et des
pays de l’Est, ne considéraient pas la propriété d’Etat comme la leur.
Ils ne l’ont pas défendue, et ont même contribué à son démantèlement,
parce qu’elle leur était devenue totalement étrangère et hostile.
Dépourvus d’un programme et d’une perspective politiques qui leur
auraient été propres, ils se sont alors retrouvés instrumentalisés par
les secteurs de la bureaucratie ayant fait le choix de la restauration
capitaliste. Cela n’avait pas toujours été le cas. Hongrie et Pologne
1956, Tchécoslovaquie 1968, à nouveau Pologne 1981 : à plusieurs
reprises, l’opposition entre « eux » (les bureaucrates exploiteurs) et
« nous » (les travailleurs) avait débouché sur de grandes révoltes,
voire révolutions antibureaucratiques, dans le cours desquelles les
salariés réclamaient la gestion des usines et parfois l’appliquaient, en
commençant ainsi à modifier les rapports de production dans le sens de
l’appropriation sociale.
Mais à cette époque, celle de la reconstruction et du boom de
l’après-guerre, l’économie bureaucratique apparaissait encore, malgré
ses vices (inefficacité, pénuries, gaspillage…), comme un facteur de
développement dont la classe ouvrière pouvait espérer quelques
bénéfices. Un changement de période s’est opéré avec l’installation de
la crise à l’échelle internationale, l’envol de la mondialisation, ainsi
que les reculs du mouvement ouvrier imposés par les premières
offensives néolibérales. Ces années-là – la décennie 1980 – furent en
URSS et dans ses pays satellites celles de la stagnation et de
l’épuisement d’un modèle économique fondé sur une croissance extensive,
et qui se trouvait complètement dépassé par la révolution technologique
en cours dans le monde capitaliste. Non seulement les systèmes en place
restaient incroyablement oppressifs, mais désormais ils n’apportaient
plus à la société le moindre progrès. Le cas des mineurs soviétiques est
emblématique : ils avaient de l’argent, plus que les autres
travailleurs, mais pas les moyens de le dépenser, ni pour se distraire à
la sortie de la mine ni même pour pouvoir se laver.
L’exploitation bureaucratique
Dès lors, les rapports d’exploitation spécifiques à ces sociétés
bureaucratiques étaient mis totalement à nu. A travers son contrôle de
l’Etat, juridiquement propriétaire de l’économie, la bureaucratie ne
faisait pas qu’opprimer « politiquement » les travailleurs, en
parasitant de façon indirecte les fruits de leur travail. Elle les
exploitait en s’appropriant, sous des formes différentes de celles du
profit capitaliste (très hauts salaires et « privilèges » de tout type
liés au rang dans la nomenklatura), une part très substantielle du
surproduit, de la plus-value étatisée non reversée aux travailleurs sous
forme de salaire ou de prestations sociales.
Selon Trotsky dans son livre La Révolution trahie, l’URSS de 1936
avait déjà « rattrapé et largement dépassé les pays capitalistes » du
point de vue de l’inégalité des salaires. En 1949, dans son étude titrée
Les rapports de production en Russie, Cornélius Castoriadis parvenait à
l’estimation selon laquelle 15 % de la population soviétique (la
bureaucratie) consommait 85 % du produit consommable, tandis que les
autres 85 % de la population (prolétariat et paysannerie) consommaient
les 15 % restants.
Il importe ici de bien distinguer entre les deux notions de propriété
et d’appropriation. La propriété juridique des moyens de production a
certes son importance ; le fait que les bureaucrates n’étaient pas
légalement propriétaires (ni personnellement ni collectivement) était
d’ailleurs pour eux une source de frustration croissante et a constitué
l’un des plus forts stimulants des tendances à la restauration du
capitalisme. Mais même si elle n’avait pas la propriété juridique des
moyens de production et ne les transmettait pas par l’héritage, la
bureaucratie décidait des choix, des conditions et de la répartition de
la production. En résumé, c’est elle qui dirigeait l’économie. Et toute
classe (ou caste) qui dirige l’économie le fait à son profit.
Le pouvoir aux travailleurs !
La conclusion est double. D’une part, contrairement à ce que
véhiculaient de concert les capitalistes et les bureaucrates (sans
parler de l’hybride bureaucratico-capitaliste que l’on a vu émerger en
Chine…), l’URSS et les autres Etats staliniens n’avaient rien de
« socialistes ». D’autre part, il n’y a aucune possibilité d’un
processus d’émancipation des rapports d’exploitation si celles et ceux
qui créent les richesses ne prennent pas le pouvoir, tout le pouvoir
– politique et économique – entre leurs mains.
La question – qui excède largement le cadre de cet article – n’est
certes pas simple, d’autant que l’on manque de points de repères
historiques dans la durée. Les expériences de socialisation,
c’est-à-dire d’appropriation collective du travail (qu’est-ce que l’on
produit, comment et pour quoi faire) ainsi que des fruits du travail,
qui ont pu être menées dans le cours de processus révolutionnaires, ont
toutes eu un caractère embryonnaire et parcellaire, y compris durant les
premiers mois de la Révolution russe. On peut néanmoins dégager
quelques principes généraux.
L’un d’entre eux est que la gestion de l’économie, depuis le niveau de
l’entreprise jusqu’à celui des pouvoirs publics du pays ou groupe de
pays engagés dans une transition socialiste, doit être assurée par les
salariés eux-mêmes ; à l’exclusion de toute couche permanente
d’administrateurs spécialisés, dont la tendance naturelle sera toujours
de s’autonomiser du reste de la population.
La mise en place d’un tel système, égalitaire et rationnel, aura à
résoudre des problèmes nouveaux et complexes : comment concilier et
harmoniser, à l’échelle du pays ou groupe de pays, les souhaits et
intérêts des différents collectifs de travailleurs ? Alors que les
mécanismes de marché ne disparaitront pas du jour au lendemain, quelles
mesures faudra-t-il mettre en place pour contrecarrer les différences de
productivité et donc rentabilité entre les entreprises et les
branches ? Quelle politique salariale et quelle affectation de la
plus-value, compatibles à la fois avec l’efficacité économique et un
processus d’extinction des inégalités ? Une deuxième certitude est que
répondre correctement à ces questions sera impossible sans le
développement d’une démocratie de type nouveau, la plus directe
possible, fondée sur un réseau de conseils de salariés et d’habitants.
Enfin, une telle transformation devra nécessairement entraîner (et
aller de pair avec) un processus de dépérissement de l’Etat. Non pas au
sens de la disparition de pouvoirs publics et d’institutions communes,
encore moins des services publics, mais dans la mesure où la séparation
entre l’appareil d’Etat et l’ensemble de la population devra
immédiatement et constamment se réduire. Il a été suffisamment démontré
qu’à l’inverse, le renforcement d’un Etat contrôlant l’économie crée ou
recrée des rapports d’exploitation.
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