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Lundi 10 juin 2013
Publié dans : Revue Tout est à nous ! 44 (juin 2013)
DR. Barricade rue Saint-Sébastien pendant les combats de la Commune.
Par François Sabado
L’histoire des rapports entre le mouvement ouvrier et
la République est tumultueuse. Ils se sont rencontrés, mêlés mais aussi
opposés et combattus…
Il y a bien entendu plusieurs définitions de la
« République ». En France, elle est liée à la Révolution de 1789, au
renversement de la monarchie et aux idéaux d’égalité, de fraternité et
de liberté. C’est la « chose publique », un système politique
représentant les citoyens, se présentant comme défendant l’intérêt
général et s’incarnant dans un gouvernement, des institutions et un
Etat. Mais elle a aussi constitué depuis plus de deux siècles - avec des
interruptions - la forme politique de la domination des classes
dominantes, de la construction de l’Etat bourgeois. Cette double
dimension a conduit les révolutionnaires, non pas à défendre en tout
temps et tout lieu la «République », mais à définir leur politique en
fonction de chaque conjoncture historique et de la dynamique que peut
avoir ce mot d’ordre.
Après le renversement de la monarchie
La Révolution française de 1789 a eu une portée
universelle. La république lui est historiquement liée. Durant des
décennies, ces idées ont soulevé l’enthousiasme des peuples du monde.
Elles ont incarné les droits politiques et civiques mais moins les
droits sociaux au travail, à l’éducation, à l’existence. Plus, malgré
des luttes acharnées, en particulier celle de Robespierre, le droit
d’existence n’a pas pu prévaloir sur le droit de propriété. C’était là,
comme le dit Daniel Bensaïd, « l’originelle fêlure, la mortelle
blessure, l’intime défaillance des droits de l’homme et du citoyen, le
défaut de fabrication » (Moi La Révolution, éditions
Gallimard, 1989). Son histoire est aussi marquée par des
« exclusives » : le suffrage censitaire – qui prive du droit de vote les
classes populaires, celles qui ne paient pas l’impôt –, le maintien de
l’esclavage des peuples colonisés jusqu’en 1848, où il est aboli par la
Deuxième République, et le refus du vote pour les femmes jusqu’en 1946.
Clémenceau voulait « qu’on prenne la révolution française comme un bloc ».
On nous présente aussi la République comme un bloc. Ses origines comme
son histoire prouvent que ce bloc n’est pas compact, ni homogène : les
poussées républicaines-révolutionnaires de 1789, 1793, février 1848, ne
peuvent être confondues avec Thermidor et les massacres de Juin 1848,
tout cela au nom de la République !
Dans d’autres pays, comme aux Etats-Unis d’Amérique, la
République n’a pas la portée subversive, antimonarchique, qu’elle a en
France. En Turquie, la République de Mustapha Kemal est ultra laïque
mais pas démocratique. De même, nombre de dictatures en Amérique latine
se sont parées des habits de la république. La république, comme
d’autres formes politiques, exige donc l’analyse concrète d’une
situation concrète.
République « tout court » ou république sociale ?
La référence à la République a aussi servi de point de
ralliement aux mouvements populaires, non seulement en France mais aussi
dans d’autres pays d’Europe. De grands soulèvements révolutionnaires
contre la monarchie, le racisme ou la dictature ont été marqués du sceau
républicain.
Les journées de 1793, de 1830, de 1848, l’expérience
fondatrice de la Commune de Paris en 1871, les mobilisations
antifascistes en 1934-1936 en France ou en 1936-1939 en Espagne contre
Franco, la résistance contre l’occupant nazi en 1940-44... Autant de
guerres et de crises révolutionnaires où le ressort républicain a
combiné les aspirations à la souveraineté populaire, aux libertés
démocratiques et à l’égalité sociale.
C’est dans ce sens que, dès 1905, Lénine considérait la république démocratique comme «
l’ultime forme de la domination bourgeoise et comme la forme la plus
appropriée à la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. »1
Mais « la République » confond aussi les aspirations
démocratiques et les institutions qui forment l’Etat bourgeois, et peut
s’avérer un terrible piège pour le mouvement ouvrier. La révolution de
1848 a incarné la rupture entre deux conceptions de la république. En
février 1848, les insurgés parisiens combattent au nom de la
« république sociale » et du « droit du travail ». En juin 1848, les
ouvriers parisiens sont massacrés, toujours au nom de la « république »,
celle de la « république des propriétaires ». La bourgeoisie se sert de
la forme politico-étatique de la république pour écraser le mouvement
ouvrier. Marx en tire les leçons : « La bourgeoisie n’a pas de roi, la forme de son règne est la République ». Comme l’indique Daniel Bensaïd dans une contribution sur La Commune, l’Etat et la Révolution : «
Dans sa forme achevée, la République constitutionnelle réalise la
coalition d’intérêts du parti de l’ordre. Il n’y aura plus désormais de
République tout court. Elle sera sociale ou ne sera qu’une caricature
d’elle-même, le masque d’une nouvelle oppression. »
La référence à la « république tout court » sera, plus
tard, le terrain de toute la politique d’Union sacrée qui réunit les
représentants des classes dominantes et ceux du mouvement ouvrier
réformiste. C’est au nom de la république et de la civilisation qu’ont
été poursuivies les expéditions coloniales contre les peuples d’Afrique
du Nord, d’Afrique noire et d’Indochine. C’est au nom de la république
qu’a été conduite une politique de répression et d’assimilation forcée
de ces peuples. Et les « valeurs républicaines » n’ont pas évité à la
France la vague de nationalisme et de racisme qui a submergé l’Europe à
partir de la fin du XIXe siècle. C’est en son nom que les
écoles républicaines ont préparé les consciences à la « revanche »
contre l’Allemagne. C’est en son nom que se déchaînent les boucheries de
la Première Guerre mondiale.
République et collaboration de classes
C’est aussi au nom de la république qu’ont été approuvées
nombre de politiques de collaboration de classes. Des premières
expériences de « ministérialisme », avec la participation d’un ministre
socialiste, Millerand, à un gouvernements bourgeois au début du XXe
siècle, à la reconstruction de l’Etat bourgeois en 1944-1945 sous la
houlette du général De Gaulle, avec le désarmement des forces de la
Résistance, en passant par le Front populaire qui canalisa la force
propulsive de la grève générale dans l’alliance avec le Parti radical,
c’est à chaque fois la référence à la République identifiée aux
institutions de l’Etat bourgeois démocratique qui désarma le mouvement
social.
D’ailleurs, n’oublions pas, comme le montre de manière saisissante le film Land and Freedom
de Ken Loach sur la guerre civile espagnole, la manière dont les
staliniens, certains sociaux-démocrates et autres républicains ont
utilisé la défense de la république pour étrangler la révolution. Il y
avait, dans le camp de la République espagnole, une lutte impitoyable
entre révolution et contre-révolution, entre ceux qui liaient la lutte
pour la démocratie à une transformation sociale révolutionnaire et les
autres, qui utilisaient la démocratie pour freiner puis abattre le
processus révolutionnaire.
La république, comme forme politique, n’est jamais neutre.
Elle est intrinsèquement liée à l’Etat, et à la classe qui domine cet
Etat. Nous ne partageons pas l’appréciation de Jean Jaurès dans ses
écrits sur L’Armée nouvelle, où il caractérise ainsi l’Etat : « L’Etat n’exprime pas une classe, mais le rapport des classes, je veux dire le rapport de forces. »
La république, comme forme politique et étatique construite depuis plus
d’un siècle en France, n’est pas une forme politique indifférenciée qui
se remplirait d’un contenu social donné, bourgeois ou prolétarien,
selon les rapports de forces. L’Etat est au service des classes
dominantes.
Nous partageons plutôt le point de vue de Lénine, pour qui «
la République bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout
cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la
société à l’échelle mondiale (...) Mais la République
bourgeoise la plus démocratique n’a jamais été et ne pouvait être rien
d’autre qu’une machine servant au capital à opprimer les travailleurs,
un instrument de pouvoir politique du capital. La République
démocratique bourgeoise a promis et proclamé le pouvoir de la majorité,
mais elle n’a pu le réaliser tant qu’existait la propriété privée du sol
et des autres moyens de production. »
Cette ambivalence, ou ambiguïté fondamentale de la
République, nous conduit à rejeter toute idée d’alliance ou de mouvement
ou de front républicain avec la bourgeoisie. Cette question est
toujours d’actualité, car c’est la politique proposée par d’importants
secteurs de la gauche traditionnelle pour combattre le Front national.
Or, face au fascisme, il faut opposer la mobilisation unitaire de tous
les travailleurs et de leurs organisations, et non pas une alliance ou
un front républicain qui subordonne la gauche à des accords avec la
bourgeoisie. Dans des circonstances historiques spécifiques
– l’opposition à la monarchie, à des dictatures, au fascisme ou à des
coups d’Etat –, la lutte pour la « république » peut incarner l’exigence
démocratique. Face à des républiques bourgeoises, le mouvement ouvrier
doit alors lever le drapeau de la « République sociale et
démocratique », et s’appuyer sur les méthodes de la lutte de classes.
Et la VIe République ?
Aujourd’hui, avec la campagne menée par Mélenchon, le
mouvement ouvrier français est de nouveau confronté au débat sur la
république. Ses partisans revendiquent une assemblée constituante pour
une VIe République. La situation de crise politique en France
et en Europe peut en effet poser, de manière centrale, des questions
démocratiques, conjuguées à celles de la lutte contre l’austérité. Mais
la dynamique de la lutte de classes épouse-t-elle aujourd’hui les formes
républicaines du siècle dernier ? Une situation prérévolutionnaire
comme celle de Mai 68, par exemple, ne s’est pas située dans les
traditions républicaines du mouvement ouvrier. Lorsque se déclenchent
des luttes sociales ou démocratiques de grande envergure, ce n’est pas
la République ni même « une VIe République » qui peut en
constituer l’horizon politique. Une chose sont les meetings électoraux,
autre chose est un programme ou une revendication dont les classes
populaires s’emparent pour résister à la crise.
La situation peut être différente dans l’Etat espagnol, où
la conjonction de la crise de la monarchie et des nationalités pose
plus précisément la nécessité de le République et de
l’auto-détermination… Mais que signifie cette référence dans la
situation française où, depuis plus d’un siècle, la bourgeoisie a
accaparé la république ?
Discutons de la VIe République défendue par
J.-L. Mélenchon. La conçoit-il vraiment comme une rupture démocratique ?
Il propose certes quelques modifications institutionnelles importantes
telles que la suppression du Sénat, la mise en place de la
proportionnelle ou le référendum révocatoire comme au Venezuela. Mais
sur la clé de voûte de la Ve République (l’élection du
président de la République au suffrage universel et le fait que tous les
pouvoirs lui soient conférés), il renvoie la discussion à une future
Constituante. Pourtant c’est le point nodal de l’architecture des
« républiques bonapartistes ». Dès le coup d’Etat de Louis Bonaparte du 2
décembre 1851, Marx avait compris la fonction perverse de cette
institution : « La Constitution s’abolit elle-même en faisant élire
le président au suffrage direct par tous les Français. Alors que les
suffrages des Français se dispersent sur les 750 membres de l’Assemblée
nationale, ils se concentrent ici, au contraire, sur un seul individu (…) Il est, lui, l’élu de la nation (…) Vis-à-vis d’elle, il dispose d’une sorte de droit divin. Il est, par la grâce du peuple ».
Le programme de Mélenchon se contente d’une formule générale : «
Les pouvoirs exorbitants du président de la République doivent être
supprimés dans le cadre d’une redéfinition générale et d’une réduction
de ses attributions », nous indique le programme du Front de
gauche. Si nous sommes pointilleux là-dessus, c’est que François
Mitterrand, une des références de Jean-Luc Mélenchon, avait pendant des
années critiqué la Ve République comme « un coup d’Etat permanent ». Mais lorsqu’il s’est agi d’établir le Programme commun de l’Union de la gauche,
il refusa de remettre en cause la présidence de la République. Il
suffit de reprendre le texte du Programme commun de 1972 pour y
retrouver la dénonciation des « pouvoirs exorbitants » du président et la « nécessité de leur suppression »… mais pas la suppression de la présidence. Et pour cause, la suite de l’histoire nous a apporté la réponse.
Un point central de discussion avec les partisans de la VIe
République tourne autour des rapports entre les modifications
institutionnelles et la mobilisation populaire pour assurer une
démocratie réelle.
La rupture avec les institutions de la Ve
République et l’ouverture d’un processus constituant, pour une vraie
démocratie, impliquent une refonte totale du système avec des assemblées
souveraines élues au suffrage universel et à la proportionnelle. Le
rôle des anticapitalistes consiste à s’appuyer sur ce processus pour
favoriser le mouvement d’en bas, les formes de pouvoir populaire. Ainsi,
ces assemblées nationales élues doivent s’appuyer sur des assemblées
locales dans les communes, dans les entreprises, sur un processus
d’auto-organisation et d’autogestion qui donne le pouvoir au peuple. Pas
un mot, chez Mélenchon, sur toute cette dimension, car sa VIe
République est en fait une transformation de l’Etat et des institutions
actuelles, et non une rupture ou la constitution d’un nouvel Etat.
Nous sommes bien entendu aujourd’hui très loin de ce type
de situation en France ou en Europe. Mais observons que, lorsque les
citoyens s’emparent de questions démocratiques institutionnelles, ils se
tournent vers des mesures plus radicales. La crise actuelle (politique,
institutionnelle) est telle que des mouvements comme les Indignés, par
exemple, insistent sur « la démocratie réelle maintenant »…
avec des propositions de démocratie directe ou de réformes
institutionnelles radicales (contrôle des élus, proportionnelle,
initiatives référendaires), plus que sur la défense de la république.
République et anticapitalisme
Sur le plan économique et social, les républicains
d’aujourd’hui analysent plus la société capitaliste dans les termes
d’une critique humaniste — L’Humain d’abord -– que dans ceux
de la lutte de classes. Ils s’opposent au néolibéralisme et au
capitalisme financier, inventent de nouvelles régulations mais n’osent
pas remettre en cause le noyau dur du système capitaliste, à savoir les
rapports de propriété. Ils se prononcent bien entendu pour la défense
des services publics, pour leur gestion démocratique. Le programme du
Front de gauche, L’Humain d’abord, explique que « le
pouvoir économique ne sera plus entre les mains des seuls actionnaires,
les salariés et leurs représentants seront appelés à participer aux
choix d’investissement des entreprises en tenant compte des priorités
sociales, écologiques et économiques démocratiquement débattues »,
mais il ne va pas jusqu’à des incursions dans la propriété capitaliste
et l’amorce d’un processus de socialisation de l’économie. Il défend
l’intérêt général, mais lorsque celui-ci bute sur la propriété du
capital, les réponses se font plus qu’évasives.
Alors que plus que jamais, la profondeur de la crise
capitaliste, au-delà des résistances quotidiennes aux politiques
d’austérité, pose au mouvement ouvrier l’alternative historique
suivante : accepter la logique du système capitaliste actuel et subir
d’énormes régressions sociales, économiques, écologiques ou rompre avec
le capitalisme, défendre le droit à l’existence avant le droit de
propriété et s’engager dans une confrontation avec les classes
possédantes. Et là, « l’intérêt général », c’est redonner toute sa
centralité à la lutte de classes !
République et socialisme
Toutes ces considérations nous conduisent à ne pas donner
une valeur stratégique à la « république tout court ». Une chose est de
défendre, dans la république, des conquêtes sociales et démocratiques :
le suffrage universel, les services publics, la laïcité comme principe
de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ces combats prennent aujourd’hui
une nouvelle dimension face aux contre-réformes libérales qui remettent
en cause l’espace démocratique. Ils doivent être liés à une perspective
transitoire de transformation sociale radicale de la société. Autre
chose est de proposer comme perspective stratégique une référence à la
république qui, comme forme politique, fusionne libertés démocratiques
et institutions étatiques. Cela ne peut que brider et limiter les luttes
de classe dans la remise en cause des formes étatiques.
Il n’y a pas de continuité entre république et
socialisme : entre les deux, il y a des cassures, des discontinuités, en
particulier dans la destruction de la vieille machine d’Etat. Affirmer
une continuité entre la république et le socialisme, c’est ne plus
penser la rupture, c’est relativiser toutes les problématiques liées à
l’émergence de situations révolutionnaires qui posent la question de
nouvelles formes d’autogouvernement ou d’autogestion sociale. On en
arrive alors à la formule de Mélenchon, de « révolution par les urnes »,
révolution canalisée, déviée, corsetée par les institutions de la
république. Car il ne s’agit plus, pour lui, de reprendre le drapeau de
la république sociale, celle des communards, qui opposaient la
république sociale aux classes bourgeoises, mais des républicains qui,
au-dessus des classes sociales, fusionnent dans leur défense de la
république les mots « nation », « république » et « Etat ». Cette
conception ne peut que subordonner la « révolution citoyenne » ou « la révolution par les urnes » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes.
Il ne s’agit pas, pour les révolutionnaires, de nier la
place des élections dans une stratégie révolutionnaire ou le suffrage
universel comme mode d’expression et de décision démocratique, ni le
fait que lors d’une crise révolutionnaire, le torrent du mouvement de
masse bouscule et peut passer au travers des vielles institutions. Mais
le centre de gravité des révolutions, ce ne sont pas les urnes, c’est,
d’une part, « l’irruption des masses sur la scène sociale et politique »
et d’autre part, la remise en cause du pouvoir des classes dominantes.
Les révolutions créent, par leur propre dynamique, de nouvelles
architectures de pouvoir économique, social et politique.
Historiquement, la république, comme continuité institutionnelle, a
souvent été un barrage pour ces nouvelles formes politiques. La
révolution doit alors la dépasser.
1 La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, œuvres, volume 18, page 281.
Le texte sur le site national du NPA
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