L’« octobre rouge » chilien et la naissance des cordons industriels
par Franck Gaudichaud,
septembre 2013
Héritière d’une tradition de lutte autonome et poussée par la
radicalisation du mouvement social urbain et paysan au cours de la
présidence de Salvador Allende (1970-1973), une partie de la classe
ouvrière chilienne va donner naissance à un mouvement original, tant par
son ampleur que par ses tentatives de contrôle démocratique de la
production, du ravitaillement ou de la sécurité des quartiers. Au cours
des affrontements d’octobre 1972 (lire notre chronologie) et
des grandes mobilisations de 1973, les revendications purement
économiques s’articulent avec les demandes politiques de certaines
fractions ouvrières radicalisées : cette rencontre se traduit par la
formation des « cordons industriels ».
L’« octobre chilien »
est marqué par une offensive des classes dominantes qui passent de
l’affrontement feutré sur les bancs du Parlement à l’occupation de la
rue, la grève politique et le boycott économique généralisé. Parti d’un
conflit corporatiste avec les propriétaires de camions, ce mouvement
d’opposition agglomère peu à peu les syndicats patronaux (Sofofa,
Confederación de la Producción y del Comercio), du commerce
(Confederación del Comercio), de professions indépendantes (avocats,
médecins) et des partis d’opposition (démocratie-chrétienne et Parti
national), désormais unis sous la bannière de la Confédération
démocratique
Cette épreuve de force à l’échelle nationale a été préparée et appuyée par le gouvernement de Richard Nixon et la CIA (1).
En toile de fond, la multiplication d’actions terroristes de la part de
groupes d’extrême droite (comme Patria y Libertad) et la pression au
niveau parlementaire de l’opposition pour destituer ministres et
gouverneurs de province. Afin de rester dans le cadre de la légalité et
valider la théorie de la constitutionnalité des forces armées, le
gouvernement fait appel aux militaires pour contrôler la situation et
décrète l’état d’urgence. La Centrale unique des travailleurs (CUT),
seule grande confédération syndicale, appelle également les travailleurs
à la vigilance et à participer aux travaux volontaires de
ravitaillement, organisés en collaboration avec les camionneurs
non-grévistes. Pourtant, c’est essentiellement depuis la base que surgit
la réponse à la grève patronale.
L’un des aspects saillants de l’attitude du mouvement populaire est
la création, au niveau des principales zones industrielles et quartiers
périphériques du pays, d’organismes unitaires et transversaux, qui
fonctionnent sur une base territoriale et permettent la liaison entre
les différents syndicats d’un secteur industriel précis ou au sein des
organisations de base d’un quartier. Suivant l’ampleur des couches
sociales qu’elles parviennent à réunir, leur degré de pouvoir réel et
l’orientation que leur donnent les militants présents, ces organisations
vont prendre le nom de « Cordons industriels », « Commandos communaux », « Comités coordinateurs ». Au niveau de l’industrie, ces coordinations ouvrières horizontales répondent massivement aux boycotts et lock-out
patronaux par une vague d’occupations d’usines, qui entre en adéquation
avec la mobilisation au sein des principales entreprises de l’aire de
propriété sociale (APS), formée par le secteur économique nationalisé.
Les salariés de cette aire parviennent ainsi à maintenir
partiellement la production, en faisant fonctionner les usines sans leur
propriétaire, la plupart du temps avec l’aide de peu de cadres et
techniciens et sur des bases complètement nouvelles : délibération
collective permanente, remise en cause de la division du travail et des
rapports sociaux de sexes, rupture partielle des hiérarchies et
dominations symboliques, critique de la légitimité du patronat à diriger
l’économie. Ils organisent aussi des formes parallèles de
ravitaillement direct, notamment avec l’aide des Comités
d’approvisionnement et de contrôle des prix (Juntas de abastecimiento y control de precios, JAP), multiplient les brigades de surveillance et de défense des usines...
Ce moment crucial de l’Unité populaire démontre avant tout les
capacités de la mobilisation populaire, la profonde décentralisation de
l’activité politique et remet ouvertement en question les relations de
production. Il existe alors une nette tendance à la rupture avec les
schémas traditionnels de la politique. Comme l’écrivait le sociologue
Alain Joxe en 1974 : « Le Chili a vécu en
octobre une sorte d’énorme utopie d’urgence dont le souvenir ne peut
plus s’effacer et que seule la répression la plus sauvage tente
aujourd’hui de refouler dans la mémoire collective du peuple. C’est le
souvenir d’octobre qui anime les luttes populaires pendant toute l’année
1973. (2) »
Les Cordons industriels sont formés sur la base d’une coordination
territoriale de plusieurs dizaines d’usines et regroupent en majorité
des délégués syndicaux des moyennes entreprises, aux côtés de certains
représentants des entreprises de l’APS (3).
Les témoignages que nous avons pu recueillir, ainsi que l’examen de
la presse et des débats de l’époque, démontrent que, malgré une volonté
réaffirmée de se structurer par le biais de l’élection systématique de
délégués en assemblée et le rejet de la nomination « par en haut »
(par les partis), une telle démocratisation n’a jamais été atteinte
(même si dans certaines usines, les délégués sont bien élus en
assemblée). Ce sont essentiellement des dirigeants syndicaux et des
militants du Parti socialiste (PS) et du Mouvement de la gauche
révolutionnaire (MIR) qui y participaient et faisaient redescendre
l’information dans leur usine, où, souvent, ils se heurtaient à la
désapprobation des dirigeants syndicaux communistes.
Pendant la crise d’octobre 1972, à la suite du soulèvement militaire du colonel Souper en juin 1973 (appelé Tancazo ou Tanquetazo),
puis après la nouvelle grève patronale de juillet de la même année, ces
formes d’organisations populaires vont connaître une extension notable à
travers tout le pays. Pour ce qui est des Cordons industriels à
Santiago, ce sont les Cordons Cerrillos et Vicuña Mackenna qui joueront
le rôle le plus important, mais aux côtés des Cordons O’Higgins, Macul,
San Joaquín, Recoleta, Mapocho-Cordillera, Santa Rosa-Gran Avenida,
Panamericana-Norte et Santiago Centro. On les trouve également du Nord
au Sud du pays : à Arica autour de l’industrie électronique, à
Concepción (Cordon Talcahuano), à Antofagasta, Osorno ou encore à
Valparaíso (Cordons El Salto, 15 Norte, Quilpué) (4).
Il reste aujourd’hui ardu pour les historiens de connaître le degré
de fonctionnement organique de ces Cordons, leur nombre exact et leur
représentativité réelle des salariés de leur zone de développement. S’il
y eut indéniablement levée en masse de nombreux Comités coordinateurs,
très peu atteignent le niveau de structuration que l’on a pu constater à
Cerrillos, par exemple. Les dirigeants de l’époque tendaient à
confondre, à des fins de propagande, le nombre de salariés présents dans
la zone industrielle avec ceux qui étaient réellement mobilisés autour
de l’idée du Cordon industriel. Ainsi, Armando Cruces, président
socialiste du Cordon Vicuña Mackenna, parlait de 80 000 travailleurs
prêts à se soulever au moindre appel de la coordination des Cordons (ce
qui est tout à fait exagéré si l’on en croit le nombre de travailleurs
qui se déplaçait lors des manifestations ou la rapidité avec laquelle
s’est déroulé le coup d’Etat).
Certains témoins ou commentateurs donnent une vision des Cordons
déformée : celle d’immenses organisations de masse, extrêmement bien
structurées. C’est paradoxalement cette version qui a également été
défendue par la junte militaire pour justifier le coup d’Etat contre les
« cordons de la mort », décrits comme une dangereuse armée parallèle prête à détruire la République et la Patrie (5).
En fait, si de manière objective, la ceinture industrielle de la
capitale concentre plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, les
Cordons industriels en tant qu’organisations mobilisées ont eu de
nombreuses difficultés à rompre leur isolement politique au sein de la « voie institutionnelle » au socialisme et à s’insérer dans leur milieu social.
En nous appuyant sur la distinction classique du marxisme de la « classe en soi » et de la « classe pour soi » ou mobilisée, nous avons ainsi avancé l’idée de « Cordons en soi » qu’il faut distinguer des « Cordons pour soi ».
Les premiers existent comme une donnée objective et structurelle au
sein des périphéries industrielles des grandes villes (surtout à
Santiago) et se développent le long des axes routiers. Ils représentent
le territoire — souvent bien délimité — des principales entreprises et
de l’habitat ouvrier. Les seconds, les « Cordons pour soi »,
sont les organisations de luttes créées par la classe ouvrière
mobilisée, particulièrement à partir d’octobre 1972. Ils matérialisent
des organes d’une dualisation de pouvoir encore embryonnaire et
apparaissent comme une réponse politique, impulsée depuis « en bas » par les salariés et les militants les plus radicaux de la gauche chilienne.
Franck Gaudichaud
Maître de conférences à l’Université de Grenoble 3. Ce texte est tiré de ¡ Venceremos ! Analyses et documents sur le pouvoir populaire au Chili (1970-1973), Editions Syllepse, Paris, 2013.
(1) Senado de los Estados Unidos (Informe Church), Acción encubierta en Chile 1963-1973 : Informe de la comisión designada para estudiar las operaciones gubernamentales concernientes a actividades de inteligencia, Washington, 18 décembre 1975.
(2) A. Joxe, Le Chili sous Allende, Paris, Gallimard, Paris, 1974, p. 174.
(3)
Par exemple, le Cordon O’Higgins qui se forme en octobre 1972,
revendique en juillet 1973 la coordination d’une quinzaine d’entreprises
(dont des entreprises de grande taille comme Yarur et Gasco) et
d’environ 6 000 travailleurs.
(4) Pour avoir une idée d’un Cordon de province actif, voir l’histoire de celui d’Osorno : F. Zeran, « Osoro. Ejercicio de poder popular », Chile Hoy, n° 60, 9 août 1973 ; et H. Vega, « Carta abierta del Cordón Centro Osorno al comandante en jefe del ejército general Pinochet », De Frente, n° 22, 7 septembre 1937.
(5) A. Pinochet, El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1980.
Illustration par NPA 34 tirée de cordon‑cerrillos‑e1283882200916.gif
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