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Comprendre l’Extrême droite : FN, un national-populisme
La Horde 8 octobre 2013
Voici une tribune publiée dans le journal Le Monde du 7 octobre 2013.
Comprendre l’Extrême droite
Par Nicolas Lebourg, Joël Gombin, Stéphane François, Alexandre Dézé, Jean-Yves Camus et Gaël Brustier, « FN, un national-populisme« , Le Monde, 7 octobre 2013, p.15.
Marine Le Pen a fait savoir qu’elle
souhaitait intenter des procès à ceux qui diraient de sa personne ou de
son parti qu’il sont d’extrême droite. Elle a, entre autres, prétendu
que cette étiquette constituait à ses yeux un fourre-tout, servant à
amalgamer le Front national (FN) avec les mouvements radicaux. Cette
position implique quelques clarifications de la part de chercheurs en
sciences humaines et sociales qui travaillent sur les extrêmes droites
et considèrent que le FN fait partie de cet espace.
Des extrêmes droites
Les termes politiques « extrême
droite », « droite », etc., se mettent en place dès le début du XIXe
siècle. Cependant, ils correspondent surtout à la vie parlementaire :
jusqu’à la première guerre mondiale, les citoyens ne se situent guère
eux-mêmes sur l’axe droite-gauche. Le mot « extrémiste » n’apparaît dans
le débat public français qu’en 1917, la presse française l’utilisant
pour fustiger les bolcheviques qui viennent de prendre le pouvoir en
Russie. C’est désormais en réaction à l’ »extrême gauche » que s’impose
dans l’usage le terme d’ »extrême droite ». Dès l’origine, il a une
connotation péjorative, ce qui explique que nul ne s’en revendique. On
notera d’ailleurs qu’aujourd’hui encore, les extrémistes des deux bords
récusent le terme quand il est question d’eux-mêmes, mais ne cessent
d’en accabler l’autre bord.
« Extrême droite » est un singulier
illusoire, comme c’est du reste le cas pour tout autre tendance du champ
politique : il y a des extrêmes droites. En particulier, après 1918 se
crée une division entre une extrême droite réactionnaire et une extrême
droite radicale, révolutionnaire, qui souhaite l’émergence d’un « homme
nouveau ». Soulignons que, justement, le principe du Front national tel
qu’il fut conçu par son initiateur, le mouvement Ordre nouveau, était
l’union, organisationnelle mais non idéologique, de toutes les chapelles
d’une extrême droite française dont la particularité historique est
l’éclatement.
Définir l’extrême droite
Il existe des traits communs qui
couvrent le spectre de cet espace. Ce sont eux qui empêchent d’amalgamer
l’extrême droite avec d’autres camps politiques. Le coeur de la vision
du monde de l’extrême droite est l’organicisme, c’est-à-dire l’idée que
la société fonctionne comme un être vivant. Les extrêmes droites
véhiculent une conception organiciste de la communauté qu’elles désirent
constituer (que celle-ci repose sur l’ethnie, la nationalité ou la
race) ou qu’elles affirment vouloir reconstituer. Cet organicisme
implique le rejet de tout universalisme au bénéfice de l’ « autophilie »
(la valorisation du « nous ») et de l’ « altérophobie » (la peur de
« l’autre », assigné à une identité essentialisée par un jeu de
permutations entre l’ethnique et le culturel, généralement le cultuel).
Les extrémistes de droite absolutisent ainsi les différences (entre
nations, races, individus, cultures). Ils tendent à mettre les
inégalités sur le même plan que les différences, ce qui crée chez eux un
climat anxiogène parce qu’elles perturbent leur volonté d’organiser de
manière homogène leur communauté. Ils cultivent l’utopie d’une « société
fermée » propre à assurer la renaissance communautaire.
Les extrêmes droites récusent le système
politique en vigueur, dans ses institutions et dans ses valeurs
(libéralisme politique et humanisme égalitaire). La société leur paraît
en décadence et l’Etat aggrave ce fait : elles s’investissent en
conséquence d’une mission perçue comme salvatrice. Elles se constituent
en contre-société et se présentent en tant qu’élite de rechange. Leur
fonctionnement interne ne repose pas sur des règles démocratiques mais
sur le dégagement d’ « élites véritables ». Leur imaginaire renvoie
l’Histoire et la société à de grandes figures archétypales (âge d’or,
sauveur, décadence, complot, etc.) et exalte des valeurs irrationnelles
non matérialistes (la jeunesse, le culte des morts, etc.). Enfin, elles
rejettent l’ordre géopolitique actuel.
Définir le national-populisme
La dynastie Le Pen incarne un courant
bien spécifique de l’extrême droite : le national-populisme, qui s’est
cristallisé lors de la vague boulangiste (1887-1889) et constitue depuis
la tendance la plus classique de l’extrême droite en France. Le
national-populisme conçoit l’évolution politique comme une décadence
dont seul le peuple, sain, peut préserver la nation. Privilégiant le
rapport direct entre le sauveur et le peuple, par-delà les clivages et
les institutions parasites censées menacer de mort la nation, le
national-populisme se réclame de la défense du petit peuple, du
« Français moyen » de « bon sens », face à la trahison d’élites,
fatalement corrompues. Il fait l’apologie d’un nationalisme fermé, se
met en quête d’une unité nationale mythique et est « altérophobe ». Il
réunit des valeurs sociales de gauche et des valeurs politiques de
droite (ordre, autorité, etc.). Bien qu’il recoure à une esthétique
verbale socialisante, il prône l’union de tous après l’exclusion de
l’infime couche de profiteurs traîtres à la patrie, ce qui implique de
rompre avec l’idéologie de la lutte des classes.
Pour faire coïncider la nation et le peuple, il effectue des permutations entre les sens du mot « peuple ». Le peuple, c’est le demos, l’unité politique ; c’est également l’ethnos,
l’unité biologique ; c’est encore un corps social, les « classes
populaires » ; et c’est enfin la « plèbe », les masses. L’extrême droite
national-populiste joue sur la confusion entre toutes ces
significations. La plèbe se donne à un sauveur pour qu’il brise son
carcan et permette au peuple et à la nation sous une forme ethnicisée
(culture, religion, civilisation pouvant faire office de marqueurs)
d’exercer leur souveraineté. Débarrassées des parasites, les masses
deviennent le peuple uni. C’est donc une idéologie interclassiste, à
laquelle correspond bien le « Ni droite, ni gauche » tant vanté par
Marine Le Pen, slogan repris, entre autres, du PPF de Jacques Doriot
(1898-1945) dans les années 1930, vantant les valeurs « terriennes »
contre les « fausses intellectualisations ».
Définir le néo-populisme
Il y a moins de divergences entre les Le
Pen et cette définition du national-populisme issue du XIXe siècle
qu’entre Jean-Marie et Marine. Les différences entre le père et la fille
proviennent avant tout de la façon dont cette dernière a inscrit son
national-populisme dans la mutation néopopuliste qu’ont connue les
extrêmes droites européennes depuis une douzaine d’années. Le discours
de Marine Le Pen ne se préoccupe pas de l’édification d’un ordre et d’un
homme nouveaux, il n’est pas fasciste, mais fait du Front national le
parti de l’ « anti-postmodernité », l’opposant par excellence à la
liquidation de l’Etat-nation, à une société atomisée en individus
autonomes.
Le néopopulisme en Europe constitue un
hybride, à mi-chemin entre l’opposition globale au « système » et la
participation à celui-ci, rendue possible par des succès électoraux
conséquents. Des succès acquis grâce à la dénonciation d’un lien causal
entre insécurité et origine ethnico-religieuse, et en opposant le « bon
sens » naturel du peuple enraciné et le supposé dévoiement des élites
mondialisées.
Au coeur du débat : la critique du
multiculturalisme (qui en France n’a jamais existé comme dans le monde
anglo-saxon) et du relativisme culturel masochiste et culpabilisant, qui
a marqué une partie des gauches postcoloniales. L’une des innovations
de ce populisme est de bâtir un programme politique d’exclusion, sur la
base d’un retournement des valeurs de la philosophie des Lumières, ce
qui permet de s’adresser à des électorats jusque-là hostiles aux
extrêmes droites en raison de la nature des fascismes du XXe siècle
(juifs, homosexuels, femmes, militants laïques).
L’instrumentalisation de la laïcité, à
laquelle on suppose que l’islam serait par essence hostile, est un bon
exemple de ce type d’inversion en France. Il permet au FN de prolonger
sa vision déterministe des identités en l’habillant d’une phraséologie
républicaine faisant aujourd’hui consensus. Dans ce nouveau discours,
l’identité est essentialisée, fétichisée, invariante, fixée par
l’espace, l’histoire et la tradition. Ce déterminisme est une négation
des identités multiples, comme de l’autonomie de décision des individus.
Des débats
Telle est l’extrême droite. Elle est une
réalité continue de notre histoire politique, non un anathème. Le
national-populisme est installé dans notre vie politique depuis 130 ans.
Il participe du système politique français de façon structurante. Le FN
a évolué, étant aujourd’hui empreint de néopopulisme. Il respecte les
règles légales de la compétition démocratique. Il n’y a pas plus de sens
à le renvoyer à l’image de l’extrême droite radicale, en particulier du
nazisme, qu’à le détacher de l’histoire de l’extrême droite française.
Cet espace politique est pluriel, comme les autres. Il évolue, comme les
autres. Il doit être l’objet de débats sereins, comme les autres.
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