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CAF : AF, APL, ASF, AAH, RSA, ARS, Pala...ou comment (mal) amortir les dégâts du capitalisme...



Aude : la CAF encaisse


A la Caisse d'allocations familiales de Narbonne, en mai.
A la Caisse d'allocations familiales de Narbonne, en mai. (Photo Gilles Favier. Vu)

Grand angle. Dans le troisième département le plus pauvre de France, les agents de la CAF ont affaire à toujours plus de demandeurs et à des situations toujours plus désespérées. Reportage de l’autre côté du guichet.


Chaque matin, ils montent en première ligne sur le front de la grande précarité. «La misère ordinaire», dit Yann Pesselier, directeur de la Caisse d’allocations familiales de l’Aude, troisième département le plus pauvre de France. Conseillers, animateurs, contrôleurs ou cadres de direction, les 170 agents qui y travaillent sont les témoins quotidiens des «dégringolades express» et des débuts de mois angoissés pour un jour de retard du RSA.

Les «clients», comme il faut désormais nommer les allocataires, débarquent parfois pris de panique, comme Joséphine G., croisée à l’antenne de Carcassonne, car son allocation pour adulte handicapé a baissé de 7,58 euros. «7,58 multiplié par douze mois, vous vous rendez compte combien ça fait ? Moi, j’ai besoin de cette différence pour vivre.» Sur les 360 000 habitants de l’Aude, ils sont environ 26 000 à bénéficier d’un des minimas sociaux. En 2012, la CAF de l’Aude a versé 382 millions d’euros de prestations. Plus de 1 million par jour.

Vu du guichet, du côté de celles et ceux qui y travaillent, la CAF ne devrait plus porter son nom, tant ses missions sont éloignées de celle qui a présidé à la création, en 1945, de cette branche «famille» de la Sécurité sociale : soutenir la politique nataliste. Il s’agit aujourd’hui de jongler avec des prestations dont les sigles scandent leurs conversations (APL, ASF, AAH, RSA, ARS, Pala…), désignant un éventail d’aides (au logement, aux handicapés, aux parents isolés…), toujours plus complexes à évaluer. Contrairement à une idée reçue, ces interlocuteurs-clés de la «misère ordinaire» ne sont pas fonctionnaires mais de simples salariés, la CAF étant un organisme de droit privé. Ils gagnent 1 050 euros mensuels en début de carrière, 1 400 après vingt ans d’ancienneté, payés sur quatorze mois, et travaillent sous une pression croissante.

Gros fraudeurs et petite magouille 

Chaque jour ou presque, ils affrontent des pleurs, parfois un chantage au suicide :«Une fois, une détonation a été entendue lors d’un entretien téléphonique. C’était fictif, mais il a fallu appeler les secours», raconte Yann Pesselier. Ils doivent aussi traiter la violence contenue dans les centaines de lettres anonymes dénonçant des fraudes. Des délations qui sont le fait de «gens excédés», mais aussi d’un père remonté contre son gendre qui a «une grosse voiture et travaille au noir en touchant le RSA» ou d’un voisin jaloux… Tout le doigté de Christophe Paulin, l’un des quatre agents de contrôle, est nécessaire pour démêler le vrai du faux, sans jamais oublier de distinguer les rares gros fraudeurs et la petite magouille de mères isolées en survie.

Et puis il y a l’ordinaire des incivilités : sarcasmes, insultes, voire menaces. «L’agressivité, qui découle souvent de situations de grande fragilité, est pour nous une question majeure», relève Jean-Pierre Rahim, patron de l’agence de Narbonne. Une «boîte à lettres» a été ouverte pour que chaque agent puisse «relater en détail» les incidents. Un exemple récent : un homme réclame de l’argent pour les couches de son enfant. Le ton monte : «Je vais te casser la gueule, ça fait une heure que j’attends, je peux devenir méchant…» «Certains conseillers sont des éponges du mal-être des usagers», note un cadre. Des groupes de parole ont été mis en place pour les employés et un formateur issu du théâtre vient régulièrement désamorcer les tensions via des jeux de rôle. «On a senti le contexte se dégrader fortement sur le département avec beaucoup de gens totalement tributaires de la CAF», souligne Christophe Calvet, directeur adjoint.

Il est 8h29 à la CAF de Carcassonne. L’accueil ouvre dans une minute et, déjà, seize personnes patientent dans le hall où des écriteaux indiquent «Etablissement sous surveillance». On tourne ici à 400 ou 500 «clients» par jour. Avec des pointes à 600. Costume noir, chemise blanche, Klaus, le vigile d’une société privée, se tient derrière les trois jeunes femmes postées au guichet du pré-accueil. Les portes s’ouvrent, on se presse pour prendre un ticket. Sur un écran, un «bip» signale le numéro appelé à l’un des trois guichets. Si son dossier est complexe ou s’il demande un tête-à-tête, il sera envoyé pour un entretien «en bulle» dans l’un des six bureaux semi-ouverts. «L’objectif, c’est moins de vingt minutes d’attente pour 90% des visiteurs», assure Vincent Louis Dit Guerin, 29 ans, responsable du service «prestations».

Première vague du matin. Hassene, les yeux rivés sur sa carte usée de la CAF, chuchote : «Je n’ai pas reçu le montant maximum de mon RSA, je peux voir quelqu’un ?» Il est envoyé «en bulle». Antoine F., les dents très abîmées, fond sur le guichet : «Pourquoi je touche plus rien ? J’ai 208,27 euros, normalement…» Zakia, l’une des jeunes femmes du pré-accueil, consulte sa situation sur l’ordinateur. Puis l’envoie aussi «en bulle» avec un petit mot télétransmis au collègue. «Si on sent les gens remontés, on le signale dans notre message», précise-t-elle. C’est le tour de Jean-Marc, grand tatoué en débardeur au visage bouffi, qui vient déposer sa «déclaration trimestrielle de RSA». Il veut «voir quelqu’un»…

Robe de chambre fluo 

Toute la journée, des gens «viennent pour se rassurer», explique Zakia. «Ils ont reçu un courrier et sont inquiets.» Anne-Sophie tourne son écran en direction de Hamida, 30 ans, une petite fille dans les bras, pour lui montrer que sa demande est bien enregistrée. «On a du retard dans le traitement, mais votre demande d’APL [aide personnalisée au logement, ndlr] sera prise en compte.»

Pour faire face à l’explosion des demandes et tenter de résorber une partie des retards qui peuvent s’élever jusqu’à cinq ou six semaines, la CAF de l’Aude a fermé deux fois pour plusieurs jours en 2012. Mais l’engorgement était pire à la réouverture. Des heures supplémentaires ont alors été imposées aux salariés le samedi matin pour «liquider» une partie des dossiers en souffrance, comme on dit dans le jargon interne. Mais malgré les efforts consentis, le retard menace toujours et lorsque des cas d’urgence surviennent, nombre d’agents s’engagent directement auprès des clients à résoudre le problème, quitte à reprendre les dossiers bien après la fermeture du service.

Dans le secteur des «six bulles», un bébé hurle. Ghislaine Domas, 46 ans, conseiller technique et animatrice d’équipe, reçoit Kelly et sa copine en robe de chambre rose fluo. Derrière elle, une affiche : «Les conseillers sont là pour nous informer. Respectons-les.» Une autre précise que «la CAF de l’Aude ne fait plus d’avance par chèque». Mais Kelly, qui avait reçu «un contrôle bloquant» de ses prestations, repartira avec un chèque du Trésor public : 849,72 euros. Un conseiller qui tient à l’anonymat vient nous voir : «Il y a toujours plus d’agressivité. Les gens pensent que tout leur est dû. Nous sommes pressurés.» Son collègue, Philippe, 36 ans, reçoit ce matin un homme ne parlant pas français. Il fait des dessins pour tenter de savoir qui vit où et avec qui : une maison, un papa, une maman, des enfants… Il parle de ces gens «qui se séparent parce que monsieur a encore trop bu, puis changent d’avis et reviennent la semaine suivante. Il faut refaire tout le dossier et recalculer les droits.» Et aussi de «la guerre des enfants, où chacun vient exiger son dû d’allocations».

Complet changement d’ambiance à Narbonne, où le chômage culmine à 15%. Dans le bâtiment neuf de cette autre antenne de la CAF de l’Aude, la vingtaine de sièges du hall sont vides. Ici, on ne reçoit plus que sur rendez-vous. Une révolution opérée en septembre 2012 pour, selon la direction, «ne pas aller dans le mur, arrêter de faire de l’abattage avec nos clients et redonner du sens au travail des salariés». Tout se passe désormais dans des bureaux vitrés et fermés. Quarante-cinq minutes pour un RSA, un petit quart d’heure pour le tout-venant. Mais du côté des allocataires, la difficulté consiste à décrocher un rendez-vous. L’attente au téléphone dépasse souvent quinze minutes. Dissuasif pour ceux qui n’ont ni fixe, ni les moyens de payer l’appel, surtaxé pour les portables.

Ils sont donc chaque jour des dizaines à débarquer sans rendez-vous… et à tomber sur Mohamed Hammi, un baraqué de 46 ans, dont la devise est «patience et professionnalisme». Salarié d’une société de sécurité, il a appris à jongler avec les différents dépliants pour une pré-orientation des visiteurs. Qui finissent souvent par utiliser le téléphone (gratuit) posé sur un guichet afin de tenter d’obtenir un rendez-vous… Mais la plupart repartent bredouilles et mécontents. «Maintenant, c’est le vigile qui amortit la tension, affirme Benoît Roger, un conseiller. Pour nous, la formule est idéale, l’entretien téléphonique permet de préparer la rencontre, d’être plus disponible.» Il a ses petits trucs pour désamorcer les tensions : «Je les laisse vider leur sac. Mais si le ton monte, j’utilise toujours le "je". Ne pas dire "calmez-vous", mais "je vous demande de vous calmer"».

Tous les agents ont l’obligation de partager leur temps entre l’accueil du public, la liquidation de dossiers et le téléphone. Un appel ne doit en théorie pas excéder quatre minutes. Passé ce temps, un signal s’affiche. Il faut en traiter environ soixante-dix par jour, tous tracés : durée, motif, suivi.

«Laisser crier les gens» 

Ils sont douze ce matin-là à enchaîner les appels dans une salle fermée. «L’équipe doit être solidaire car ici, c’est souvent très dur», dit Dominique, animatrice. A côté d’elle, Anatoly, surdiplômé d’origine russe, écoute : un RSA qui «a baissé de 48,31 euros», un bailleur qui veut recevoir sur son compte les APL de son locataire impécunieux, une femme divorcée qui n’a plus rien… «A la CAF, j’ai trouvé un sens à ma vie», dit Fabienne Marquerie, 33 ans, responsable de la plateforme téléphonique, qui travaillait avant dans la distribution. Caroline Richard-Gauthier, elle, se dit parfois : «Cette personne-là, je lui ferais bien à manger chez moi ! Mais on est professionnels…»

Chloé, sa collègue de Carcassonne, encaisse le stress : «Il faut laisser crier les gens. Ils en ont besoin.» Sans pour autant laisser passer les nombreux propos racistes du genre : «Si on était des Arabes, ça irait beaucoup plus vite, vous nous traitez comme ça parce qu’on est des pauvres Français.» Mais elle aussi «avoue une part de subjectivité dans le traitement de certains appels» qui l’émeuvent. Une manière pour chacun de signifier sa conscience aiguë «de ne pas traiter des dossiers mais de l’humain», comme dit Catherine, 35 ans, qui travaille ce jour-là à la «liquidation».

L'article sur le site de Libération 

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